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Colodiet, François / Mai 68 : les enjeux d’une révolution

Article du 13 décembre 2012, publié par PO (modifié le 14 décembre 2012 et consulté 866 fois).

Mai 68 : le jeu de la révolution ou les enjeux d’une révolution ?

La nuit des barricades du 10 mai, barricades trop proches les unes des autres, construites sans tactique insurrectionnelle véritable, elles provoqueront plus tard les sarcasmes de Régis Debray ou de Goldmann… En les construisant, les étudiants ont mimé la révolution : la barricade devient un enjeu symbolique, défie le pouvoir, elle est « un signe », elle « rallie les romantiques, électrise les exaltés, flatte l’inconscient républicain, titille en chaque français le Gavroche qui sommeille (…) elle met l’histoire au côté des étudiants » (Serge July).

Le 15 mai, Pompidou laisse faire l’occupation de l’Odéon qui devient une avant-scène à la fois révolutionnaire et grotesque, inventive et anarchique : « l’imagination prend le pouvoir », « assez d’actes, des mots », « prenez vos désirs pour des réalités » : l’aspect ludique de 68 s’y donne en spectacle. Pompidou et Aron parleront de « carnaval » (Raymond Aron : La Révolution introuvable).

On ne peut cependant éliminer d’office cet aspect de la contestation (celui que l’histoire retient le plus facilement de Mai ) ; les aspiration profondes des étudiants, puis de salariés sont portées par ce besoin de libération qui conduit, faute de véritable pouvoir totalitaire en face de la barricade, à crier « CRS-SS ».

A l’inverse, mai 68 laisse en France le souvenir d’une rupture dans l’histoire de la société : il y a désormais un « avant » et un « après » qui permettent de parler, non seulement de révolte étudiante mais aussi de révolution sociale. Grâce à Mai, la société des années 1970-80 ne ressemble plus du tout à celle des années 1950-60.

Or la révolution de Mai échappe dès le début aux analystes marxistes qui, à l’évidence, n’en sont pas les auteurs : le PCF est un allié objectif de de Gaulle en essayant de contenir dans les usines un mouvement qui lui échappe, Séguy ne contrôle plus Billancourt après les négociations de Grenelle et chacun s’accorde à reconnaître que la situation est « imprévisible » ou encore « insaisissable ». Enfin on relève l’incertitude des termes : « révolte étudiante » qui renvoie à la spontanéité adolescente d’un seul des acteurs sociaux ou bien « révolution sociale » qui suppose un plus vaste mouvement et surtout des conséquences bien plus fondamentales.

I. La rhétorique révolutionnaire au service d’une révolution sans objet politique

a) Qui sont les « groupuscules revolutionnaires » ?

L’absence de grand mouvement étudiant et le déclin de la vie politique étudiante institutionnelle est une donnée importante ; la période contraste avec l’intense mobilisation des années 50 et du début des années 60 autour des questions de la déstalinisation, de la lutte contre les fascistes, de la guerre d’Algérie.

La guerre d’Algérie : l’Union des Etudiants communistes (UEC) est en crise, or beaucoup d’aînés y avaient fait leurs classes politiques en soutenant le FLN et contre l’extrême droite ; mais l’évolution de l’UEC est de prendre de l’indépendance vis à vis du parti, la filiale étudiante est même devenue un fief de la dissidence marxiste orthodoxe : maoïsme et trotskisme y fleurissent, l’antistalinisme y est essentiel.

Le PCF est coupé de ces mouvements étudiants, le syndicalisme étudiant est faible ; d’où le rôle de jeunes non-intégrés aux mouvements traditionnels qui seront les porte-parole du mouvement : Cohn-Bendit, Sauvageot (Unef) Geismar (SNEsup)

b) Les discours éclatés de la révolution

Paradoxalement ces petits groupes se reconnaissent dans les figures du panthéon marxiste : Che Guevara, Trotski, Rosa Luxembourg, Mao, et même Staline pour certains. Il y a ainsi théorisation extrême au sein des chapelles et aussi acceptation du principe révolutionnaire plus ou moins marxiste par la masse.

Les trotskistes sont divisés en deux branches au sein de la quatrième Internationale (JCR et FER). La JCR soutient Cuba, dénonce la guerre au Vietnam et veut voir dans les évènements un mouvement authentiquement prolétarien. Les deux branches dénoncent la dégénérescence bureaucratique du PCF.

Les maoïstes sont fascinés par la révolution culturelle chinoise parce qu’elle abolit la distinction entre travail intellectuel et travail manuel. L’anti-impérialisme chinois renforce encore le prestige de la Chine car pour beaucoup d’étudiants la Mecque du marxisme n’est plus Moscou mais Pékin.

Enfin, il faut compter avec un courant anarchiste qui exalte la dimension communautaire-libertaire de Mai et que Edgar Morin souligne.

A toutes ces tendances « gauchistes », il faut ajouter les aspirations tiersmondistes, le féminisme, l’écologie, l’hostilité à la notion de parti révolutionnaire et l’élévation au rang de principe du spontanéisme révolutionnaire par crainte de la « récupération ». La révolution qui est jouée au Quartier latin est faite de bric à brac idéologique et c’est ainsi qu’il faut lire la coexistence des drapeaux noirs et rouges dans les défilés.

c) Les limites du mouvement

La prise de pouvoir n’est pas en soi un objectif, ce qui empêche de parler de révolution politique :

Le 7 mai, le cortège, rejeté en rive droite, passe devant l’Assemblée nationale qui n’a pas été protégée puis devant l’Elysée qui, derrière son rideau de verdure, est superbement ignoré lui aussi.

L’attitude du PCF n’est pas révolutionnaire : il dénonce les étudiants gauchistes, lesquels lui rendent bien son inimitié : le 9 mai, Aragon est traité devant la Sorbonne de « crapule stalinienne » par Cohn-Bendit, alors que Marchais traite ce dernier « d’anarchiste allemand » ; d’une façon moins anecdotique, toutes les tentatives de rapprochement entre les étudiants et les ouvriers seront court-circuitées par le PC et la CGT.

Cependant après le 13 mai, commencent les occupations d’usines qui échappent aux syndicats obligés de prendre en marche le train des grèves. Le rassemblement de Charléty, le 27 mai, manifeste l’isolement du PC ; dans le mot d’ordre de « gouvernement populaire » lancé par la CGT et par le PC les 29 et 30 mai il faut d’abord lire la volonté de ne pas être débordé par la gauche socialiste dans l’éventualité d’un gouvernement Mendès et donc de faire une démonstration de force ; face à l’incertitude quant à l’attitude démocratique du PC, Pompidou a cependant prévu l’utilisation de l’armée, même si Messmer Fouchet et Grimaud y répugnent. La thèse du complot communiste en 1968 n’a été adoptée que par les auteurs d’extrême droite (Duprat et Bardèche), le PCF a au contraire essayé de calmer le jeu et de montrer que le danger ne venait pas de lui mais de la gauche atlantiste et des « gauchistes » (Waldeck-Rochet le 21 mai lors du débat de censure à l’assemblée, propos de couloir). En effet le PCF préfère de Gaulle et sa politique philosoviétique. Le parti qui incarne la révolution ne la souhaite pas.

La seconde limite que les acteurs se sont fixés est celle de la mort d’homme : manifestants et préfet de police la redoutent. En fait il y aura cinq morts dont trois dans les derniers jours (le 10 juin, par noyade dans la Seine, un lycéen, le 11 juin, un ouvrier à Sochaux, par balle, un autre en tombant d’un mur, un commissaire de police à Lyon, un autre étudiant à Paris. « Seulement » cinq morts.

Ainsi on peut parler de jeu révolutionnaire en raison de l’absence de stratégie de prise du pouvoir de la part des leaders gauchistes, de l’éclatement doctrinal qui exclut une stratégie unique ainsi que la participation des partis de gauche qui ne parviennent pas à avoir prise sur le mouvement, de la relative modération dans la rue, modération contrebalancée par l’exhibition provocatrice et agressive des reliques et des totems de la révolution.

Alors que s’est- il joué en 1968 ?

II. Mai 68,un ruse de l’Histoire ?

a) Les paradoxes d’une société en mutation

La révolution se produit dans une société qui connaît 5% de croissance annuelle… Une modernisation gaullo-pompidolienne technocratique et autoritaire qui coexiste avec un fonctionnement archaïque des rapports sociaux au sein des entreprises : caporalisme, hostilité aux syndicalisme et absence de dialogue social. Un modèle français d’autorité étudié par le sociologue américain Stanley Hoffman.

Des tensions dans les différents secteurs de l’économie : commerce indépendant contre grande distribution, population paysanne nombreuse (15%) qui connaît une modernisation rapide. Une classe ouvrière nombreuse (39%) mais qui n’accède que lentement aux biens de consommation et qui souffre surtout du manque de dignité et de reconnaissance (point commun avec les jeunes)

Une classe moyenne sensible aux sirènes du modernisme mais qui, frileuse, souffre d’une hiérarchie pesante et pointilleuse dans l’exercice de l’autorité. Ouvriers, classes moyennes et étudiants ont en commun de refuser une certaine conception hiérarchique des rapports sociaux, les deux premiers groupes sociaux relaieront la révolte étudiante mais en fixeront la ligne rouge lorsque l’anarchie menacera.

Cette constatation invite à se demander si mai 68 est un étape dans la modernisation sociale française ou bien une rupture qui en inaugure d’autres ainsi que le pensaient les premiers analystes de la crise ? (Castoriadis : la Brèche)

b) L’Irruption de l’individualisme

Un corps social atomisé par l’accès élargi aux biens de consommation : Régis Debray dans Modeste contribution aux cérémonies du 10e anniversaire, 1978 ; Lipotevsky dans L’ère du vide, 1983, y voit une étape vers l’ère individualiste, indifférente et post-démocratique. Il s’inscrit ainsi dans le schéma tocquevilliste qui imagine l’aboutissement du courant individualiste. Pour Lipotevsky mai 68 poursuit le travail d’avènement de l’individu. : le refus de la centralisation étatique, de la hiérarchie, l’effervescence des slogans en sont des signes :

• le refus de la démocratie politique : « Élections-trahison » ;
• la crainte de la récupération : « L’initiative à la base » ;
• l’invitation hédoniste « Jouissez sans entrave », « Prenez vos désirs pour des réalités »), l’assimilation de la révolution sexuelle et de la révolution politique (« Plus je fais la révolution plus j’ai envie de faire l’amour ») ;
• le retour des utopies pré-marxistes (fouriérisme)

En mêlant révolution et humour, en détournant les slogans de la publicité, Mai a préparé la critique de la consommation de masse qui a permis l’accession à la consommation différenciée. L’axe temporel de Mai est le présent alors que celui des révolutions traditionnelles est le futur des lendemains qui chantent. En mai, il n’y a pas eu de « grand soir », mais « des grands soirs ».

Tout cela prépare l’avènement de l’individu roi, la privatisation des existences

Dans La pensée 1968, 1985, Luc Ferry et Alain Renaut voient dans Mai l’avènement d’une pensée antihumaniste qui dérive vers le refus de la démocratie pluraliste.

Le paradoxe de Mai serait que cette naissance d’un individualisme triomphant s’accompagne aussi de la constante référence à des idéologies communautaires et d’actions solidaires revendiquées : avec les ouvriers, avec le peuple vietnamien…

Conclusion

L’héritage de Mai est essentiellement culturel et social ; y voir avec Debray une ruse du capitalisme en expansion est plus hasardeux ; cependant on note que le « système » tant dénoncé (Etat, bourgeoisie, capitalisme) est toujours solide mais que les relations sociales plus souples le rendent plus tolérable puisque le dialogue les accompagnent. Pour Serge July, mai 68 n’est pas « une révolution ratée » mais « une grande révolte démocratique réussie ».

La révolte des mots a préparé le terrain a une société démocratique peut-être davantage anomique car en utilisant une dernière fois les formules magiques du marxisme, les étudiants les ont désacralisés et préparé involontairement le triomphe du marché dans une économie reposant sur le compromis social-démocrate (acceptation du marché et progrès de la démocratie politique)


Cet article fait partie du cycle de conférences données à Sciences-Po.

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