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Indépendance, par Salomé Gotheil

Article du 4 juin 2012, publié par PO (modifié le 5 juin 2012 et consulté 262 fois).

La Nouvelle vague fantastique : Table des matières


Indépendance

Salomé Gotheil

Je m’appelle Clara et je suis une fille plutôt normale, mais l’aventure que je vécus ce mois de juin-ci ne l’était absolument pas.

J’étais placée en foyer pour enfants car j’étais orpheline. Les gens le nommaient « l’asile pour enfants dérangés ». Je n’y prêtais pas attention. Là-bas, j’étais considérée simplement comme une orpheline normale parmi tant d’autres. Je n’avais aucun problème particulier, jusqu’à ce premier jour de juin où ma vie bascula.

Je sortais du foyer, en route pour l’école, lorsque soudain, je bifurquai dans une ruelle qui m’était inconnue. Je ne savais pas ce qui m’avait pris. Je voulus retourner en arrière, mais mes jambes ne m’obéissaient plus. Je n’étais plus maître de mon corps. La peur montait sournoisement en moi, tel un serpent prêt à porter son coup, sans que je ne puisse rien y faire. Mon cœur battait à tout rompre, et j’avais la chair de poule. Une chose me contrôlait, une chose qui n’était pas humaine, je le savais. Au bout d’une heure de marche angoissante, je me sentis comme libérée de ce qui m’emprisonnait. Je sentis tout à coup une vive douleur dans les pieds d’avoir trop marché, mais mes jambes m’obéissaient à nouveau. J’arrivai à l’école très en retard, et je me fis disputer, mais je n’y prêtai que peu d’attention, trop obnubilée par mon aventure du matin.

Le lendemain, la même chose se répéta, à la différence près que je fus obligée de marcher toute la journée. Ce calvaire prit fin au coucher du soleil. J’étais exténuée d’avoir déambulé sans fin dans les ruelles mal éclairées du quartier mal famé de la ville. Arrivée à l’orphelinat, je me fis à nouveau gronder d’avoir fait ce qu’ils appelaient une fugue. Je fus tentée de leur expliquer ce qui s’était passé, mais j’aurais fini en cellule d’isolement pour la nuit. En effet, qui aurait pu croire cette histoire invraisemblable ? Il était évident que les éducateurs m’auraient pris pour une menteuse ou une folle. J’avais une bonne réputation, et je n’avais pas l’intention de la ternir à cause de cette bizarrerie passagère.

Le troisième jour, malgré mes supplications, on me renvoya à l’école. Un adulte était chargé de m’accompagner, pour que je ne puisse pas aller me balader. Je faillis dire que ça ne servait à rien, que quoi que l’on dise ou fasse, la chose contrôlait tout, mais je me retins à temps. Le trajet se passait plutôt bien jusqu’à ce qu’elle reprenne le dessus, et je me mis à courir sans plus pouvoir m’arrêter, jusqu’à ce que mon accompagnateur m’ait perdue de vue. Encore une fois, je marchai sans fin durant toute la journée.

Vers cinq heures, alors que j’aurais dû finir les cours et rentrer au foyer tranquillement, je bifurquai dans une ruelle différente de celles que j’arpentais depuis deux jours sans le vouloir. Je ne savais pas en quoi au juste elle était différente, mais quelque chose me disait que cette histoire n’allait pas s’arrêter là. Tout à coup, je me rendis compte de quelque chose. Le soleil était devant moi, et je pouvais voir mon ombre. C’était la première fois depuis que j’étais possédée. Mon ombre s’anima, et me parla. Elle me dit que c’était elle qui me contrôlait. Que c’était elle qui me forçait à ne pas aller en cours. Je ne pouvais pas distinguer les contours exacts de son visage, mais j’aurais pu jurer qu’elle souriait. Elle se délectait de mon expression horrifiée. Elle me dit également qu’elle en avait marre de devoir me traîner derrière elle, et qu’elle voulait me quitter pour devenir une personne à part entière, et non plus seulement le reflet de quelqu’un d’autre. Qu’elle voulait devenir indépendante. Elle me libéra et je rentrai au foyer. Ce n’est qu’une fois dans ma chambre que je me rendis compte de l’énormité que ce qu’elle m’avait demandé. Mon ombre voulait me quitter. Mais quel avenir avais-je, sans elle ? Je ne serais plus rien. Quelqu’un sans ombre n’est plus rien. Quelqu’un sans ombre n’est plus qu’un spectre, un fantôme sans consistance, quelque chose que la lumière traverse sans difficulté. Quelqu’un sans ombre est quelqu’un de mort. Mon éducatrice ouvrit la porte de ma chambre sans se préoccuper de ce que je faisais et me traîna dans son bureau. Elle me réprimanda vertement pour ma nouvelle escapade, mais j’étais tellement captivée par les paroles de mon ombre qui résonnaient dans ma tête que je n’écoutais que d’une oreille.

J’eus une nuit agitée et me réveillai maintes et maintes fois, en sueur. Chaque fois, je pensai à ce qui allait se passer le matin suivant, lorsque je devrais sortir du foyer.

Dès mon premier pas dehors, l’ombre prit possession de mon corps et me harcela pour que je la libère. Il fallait que je la libère, me disait-elle, si je la laissais partir, je serais aussi libre qu’elle. Je savais que tout ce qu’elle me disait n’était que mensonges, mais elle s’accrochait. C’est alors que le combat commença. C’était moi, orpheline simple et normale, contre une ombre. C’était moi contre rien, en fin de compte, contre rien, mais pourtant contre une chose si forte qu’elle avait tout pouvoir sur moi, jusqu’à celui de me tuer.

Chaque jour, je luttais contre sa force qui s’emparait de moi, je luttais pour rester en vie.

Au bout d’une semaine de combat acharné, j’étais exténuée. Je n’en pouvais plus de me battre pour la vie. Peut-être la mort n’était pas si terrible, après tout ? Je me résolus donc à me laisser faire sans résistance.

Je sortis du foyer, anxieuse à l’idée de ce qui allait se passer, de la mort qui allait bientôt m’emporter comme une vulgaire feuille que le vent soulèverait sans mal, mais aussitôt, quelque chose me parut insolite. Je m’avançai de quelques pas. L’ombre ! Je n’avais plus d’ombre. Elle n’était plus là. Elle avait donc réussi à partir sans que j’y consente. Bien que je fusse d’accord désormais, cela me déstabilisa. J’allai tout de même au collège. J’entrai dans la salle de cours, mais toute la classe resta impassible lorsque j’entrai. J’entendis néanmoins quelques murmures, sans que personne n’ait ouvert la bouche. J’allai m’asseoir à ma place, ouvris mon livre et mon cahier et me mis au travail. A la fin de la journée, je rentrai au foyer. Personne ne semblait me voir. J’en profitai pour aller visiter les couloirs du foyer qui m’étaient interdits. Je me retrouvai dans le bureau de la directrice, sans savoir comment j’y étais parvenue. La porte s’ouvrit. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine à l’idée d’être découverte ici, mais la directrice entra, suivie d’une autre femme sans se préoccuper de moi, comme si elle ne me voyait pas. Elles s’assirent et, à mon grand étonnement se mirent à parler de moi.

— Je vous ai demandé de venir pour vous parler de cette jeune fille, Clara, dit la directrice. Depuis quelques jours, elle ne va plus en cours, et n’écoute plus rien de ce qu’on lui dit. Elle était pourtant bonne élève et orpheline exemplaire avant cela.

— Avez-vous essayé de discuter avec elle ?

— Elle ne veut pas en parler. Elle s’est refermée comme une huître.

— A-t-elle un secret à cacher ? Une chose qui aurait pu la perturber au point de troubler ses habitudes ?

— Non, je ne crois pas. Enfin, elle ne doit pas être au courant.

— Au courant de quoi ?

— Eh bien, j’ai fouillé dans des vieux dossiers, et j’ai découvert qu’elle est née de père inconnu, et que sa mère a juste eu le temps de prononcer le nom qu’elle voulait qu’on lui donne avant de mourir à l’accouchement, mais on ne le lui a jamais donné car ce n’est pas un nom existant réellement.

— Quel était ce nom ?

— Ombre.

Après quelques formalités, la visiteuse partit. Je vis le visage de la directrice se tourner dans ma direction, et sa bouche se déformer en un rictus maléfique.

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