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Voix et visages : entretien avec Pierre Bellemare (1962)
Cahiers de l’EA, 1, 1962
Voix et visages : entretien avec Pierre Bellemare
par Dominique Borg, Romaine Hacquard, Jacqueline Hiégel
À peine franchies les portes du Poste parisien, nous sommes surpris par l’atmosphère gaie et amicale qui y règne. Cela nous encourage, car poser des questions à celui qui précisément fait son métier d’interroger est une tâche ardue !
C’est dans une pièce ensoleillée que nous avons fait la connaissance de Pierre Bellemare, entouré de techniciens, de secrétaires et de son inséparable compagnon Jean-Paul Roulland.
Il va répondre à nos questions. Mais, auparavant, il doit enregistrer la réponse au jeu du verbe « Bonbel ». Nous le suivons à travers les studios : dans chacun, une simple table ronde recouverte d’un tapis vert billard (qui fait penser à celles des cartomanciennes) et un long micro, qui pend du plafond.
Un indicatif musical. À Pierre Bellemare : il enregistre la réponse d’aujourd’hui, il s’agit du verbe échouer...
« Eh bien ! c’est précisément le jour où j’ai échoué à un examen de passage que j’ai fait la connaissance de ma femme ! Mon mariage, je le dois à l’École alsacienne, puisque c’est à l’examen de passage de l’École alsacienne que j’ai échoué et ma femme était élève du cours où je me suis alors dirigé. »
À part une épouse, dans des circonstances un peu particulières, il faut bien le dire, que vous a apporté l’École alsacienne au cours des années que vous y avez passé ?
« L’École alsacienne m’a beaucoup changé de celle où j’étais auparavant. Elle m’a apporté une ambiance excellente que ne m’aurait pas apporté une autre. J’y étais pendant la guerre. Matin : distribution de bonbons vitaminés ; midi : gâteaux vitaminés. Ces distributions occasionnaient, bien sûr, entre les élèves de nombreux échanges, trocs et marchés.
— Nos cours étaient souvent entrecoupés d’alertes. Elles duraient la plupart du temps trois quarts d’heure. Nous descendions alors dans les caves et, si nous n’entendions pas les bombardements, cela devenait une sorte de récréation. Notre grand jeu consistait à ramasser le plus grand nombre d’éclats de DCA pour enrichir nos collections.
— À ce moment-là, j’étais en 3e Moderne. Je le regrette maintenant, car il me semble que j’avais plus de dispositions pour des études littéraires que pour les maths et les langues.
— Le jour le plus émouvant fut le 6 juin, le jour du débarquement des Alliés. Dans la cour, les élèves hurlaient de joie. »
Que faisiez-vous pendant les récréations ?
« L’accès de la cour actuelle des premières était alors défendu ; mais nous avions une salle de jeux où nous faisions des matches acharnés de ping-pong. Dans l’emploi du temps, il y avait souvent des trous ; nous allions, pendant ces heures libres, au Luxembourg ou au Cinéac. »
Du temps de Bellemare, ils avaient la permission, eux !
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé pendant cette époque de guerre ?
« Nous, enfants, étions un peu inconscients : pour nous, la guerre était une aventure ; un grand jeu scout. Pour prendre des leçons de math, j’allais chez un professeur particulier, rue de Rennes ; quand j’ai vu la maison en ruine, sachant que par miracle il n’y avait aucun mort, je trouvais cela, à l’époque, presque normal. »
Pendant vos années à l’École alsacienne, quel est votre souvenir principal d’élève ?
« Eh bien, voilà ! En classe, nous apprenions une poésie (Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, mais pas de Victor Hugo) et une au choix. J’en prenais invariablement une de Victor Hugo. Ayant été le premier, je devais réciter devant les parents. J’avais choisi « Les Djinns ». Arrivé aux octosyllabes Prophète ! Si ta main me sauve / De ces impurs démons des soirs, / J’irai prosterner mon front chauve... toute la salle a éclaté de rire. Bien sûr, j’avais une énorme tignasse ! Mais enfin, c’était du Victor Hugo quand même ! Vexé, je n’ai même pas fini le poème ! »
Quel était l’esprit de l’École alsacienne ?
« À l’École j’avais le sentiment d’une grande liberté. Nous avions des contacts entre camarades que n’apportent pas, je crois, les autres lycées. C’est pourquoi, sons doute, j’ai gardé le meilleur souvenir de l’École alsacienne. »
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