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Vercors ou l’Humanisme (1965)

Cahiers de l’EA, 10, 1965

Article du 7 janvier 2010, publié par PO (modifié le 20 décembre 2012 et consulté 1028 fois).

Le nom de Vercors, pour beaucoup de contemporain, fait immédiatement jaillir un titre : « Le Silence de la mer ». Vercors serait-il l’homme d’un seul livre ? Un livre, au très beau titre, lançant, pendant l’occupation, les clandestines Editions de Minuit, cela pourrait suffire à la gloire d’un homme. Et d’autant plus que « Le Silence de la mer » constitue la première réaction littéraire devant les problèmes posés par les rapports entre occupants et occupés. Or, cette réaction est typiquement celle qu’on attendait de l’humanisme français.

Essayiste et romancier Vercors, depuis la dernière guerre, n’a cependant pas cessé de rechercher les fondements d’une morale aux dimensions de l’humanité d’aujourd’hui, telle qu’elle nous apparaît à la lumière des dernières découvertes de l’anthropologie, telle que la transforment des bouleversements aussi radicaux que ceux provoqués par le progrès technique ou la décolonisation.

Né à Paris, le 26 février 1902, Jean Bruller après des études secondaires à l’Ecole alsacienne, devient ingénieur électricien. Mais, au retour de son service militaire en Tunisie (1924), il renonce à l’industrie pour le dessin et la gravure.

Mobilisé en 1939 dans les Alpes, il est envoyé dans les Ardennes. Il en revient avec une jambe cassée, fait une convalescence à Romans, où le surprend l’armistice. Il cesse volontairement toute activité artistique, travaille comme menuisier dans son village de Villiers-sur-Morin. Mais il ne tarde pas à prendre contact avec les milieux littéraires de la Résistance et il comprend que les vrais écrivains français doivent pouvoir faire entendre leurs voix. Avec Pierre de Lescure, il fonde alors les Editions de Minuit où, pour donner l’exemple, il publie, sous le nom de Vercors, « Le Silence de la mer » (1941). Mauriac, Aragon, Jean Cassou suivront, dont nous n’oublierons plus les pseudonymes : Forex, François la Colère, Jean Noir. Et d’autres encore. En 1943, Vercors publie son second livre : « La Marche à l’Etoile ». La Libération le jettera sur les routes du monde, et les Anglais, les Américains, les Allemands, les Chinois, les Nord-Africains, les Cubains, entre autres, l’accueilleront pour l’entendre les adjurer de chercher avec lui une notion universelle de la personne humaine autour de laquelle le monde divisé puisse redécouvrir son unité. Mais les livres, romans ou essais, se succèdent toujours, tels « Le Sable du temps », « Les Armes de la nuit », « Les Yeux et la lumière », « Plus ou moins homme », « La Puissance du jour », « Les Animaux dénaturés ».

C’est de ce dernier ouvrage, traduit en dix langues, adopté dans plusieurs pays pour la radio et la télévision, que Vercors a tiré « ZOO », la pièce que Jean Deschamps créa au festival d’Arles, et que le T.N.P. inscrivit l’an dernier à son répertoire.

Dans un article publié en 1923 dans la Revue de Philosophie, et que l’on retrouve aujourd’hui au deuxième tome de ses Oeuvres (en cours de publication aux Editions du Seuil), le Père Teilhard de Chardin, après avoir exposé les raisons qui permettent à la paléontologie d’apporter des clartés sur l’histoire de l’Homme, écrit en conclusion : « ...Quand nous pourrons dire par quel mécanisme et par quelles étapes les anthropoïdes supérieurs ont fait suite aux autres primates, pourrons-nous nous flatter d’avoir enfin éclairé le mystère de l’Homme ? »

« Oui et non. »

« Oui, d’abord, parce que, en réalisant avec plus d’urgence et plus de précision dans notre esprit combien notre nature tient profondément aux entrailles de la Terre, nous nous ferons une plus magnifique idée de l’unité organique de l’Univers ; nous mesurerons un peu mieux la valeur sacrée, cachée sous le don de la vie ; nous sentirons plus graves les responsabilités de notre liberté à qui est transmis le soin de faire réussir, en définitive, un effort qui dure depuis des millions d’années. »

« Mais non, aussi, parce que, si puissante qu’elle soit pour dilater la conscience que nous pouvons prendre du monde, l’Histoire est deux fois incapable, laissée à elle-même, de nous expliquer celui-ci. Elle en est incapable, une première fois, parce que, aligner en longues séries (si complètes soient-elles) les étapes suivies par les êtres au cours de leur croissance, ce n’est absolument rien nous apprendre sur les puissances secrètes qui ont animé ce beau développement. Et elle en est incapable, une deuxième fois, parce que le chemin du Passé, dans lequel elle nous engage, est précisément celui où les êtres cessent de pouvoir s’expliquer. Nous nous imaginons instinctivement qu’en remontant toujours plus haut le cours du temps nous nous rapprochons de la zone intelligible du monde. C’est là un mirage. Nulle part les choses ne sont moins compréhensibles qu’à leur début (...). La grandeur du fleuve se comprend à son estuaire, non à sa source. Le secret de l’Homme, pareillement, n’est pas dans les stades dépassés de sa vie embryonnaire (ontogénique ou phylogénique) ; il est dans la nature spirituelle de l’âme. Or, cette âme, toute de synthèse en son activité, échappe à la science, dont l’essence est d’analyser les choses en leurs éléments et leurs antécédents matériels. Seuls, le sens intime et la réflexion philosophique peuvent la découvrir. »

Autrement dit, aussi utiles que soient la zoologie et la paléontologie à l’Histoire de l’humanité, elles ne livrent rien du secret de l’Homme, elles sont incapables de répandre à la question : « Qu’est-ce que l’Homme ? »

Dans plusieurs articles ou interviews, Vercors a raconté qu’en 1948, au cours d’une tournée de conférences en Allemagne, il s’était trouvé en face de jeunes gens qui le pressaient de leur donner une ligne de conduite, un idéal. Il leur avait répondu : « Si vous ne voulez pas retomber dans l’ornière nazie, c’est en vous qu’il faut trouver cette ligne de conduite et cet idéal... En pensant à vous-mêmes comme à des hommes, avant d’y penser comme à des Allemands. » Mais Vercors s’aperçut que si le mot Homme avait pour lui une signification et entraînait un certain nombre d’obligations morales précises, cette signification et ces obligations n’étaient pas forcément les mêmes pour tout le monde. Il était donc urgent de trouver une définition universelle de l’Homme : « A ma grande surprise, écrit Vercors dans « Bref », j’ai vu qu’il n’y en avait pas. J’ai vu qu’il y avait autant de définitions que de religions et de philosophies. Alors je me suis mis à chercher ce qu’elles pouvaient du moins avoir de commun entre elles ; ce serait en tout cas une définition minimum. »

Dans un essai, « Sédition humaine », qui parut en 1950, en tête d’un recueil intitulé « Plus ou moins homme », Vercors publia le résultat de ses recherches. Il montrait « que tout ce que nous appelons "humain", tout ce que nous désignons par ce mot (la science, la liberté, la charité, la justice, etc...) est le fruit d’une opposition, consciente ou inconsciente, à la nature ; tandis que tout ce que nous appelons "animal" (même dans l’homme) est au contraire ce qui s’y soumet sans examen ».

Beaucoup de gens comprennent mal que la morale la plus exigeante, l’ascèse la plus austère, la prière la plus pure, le combat le plus ardent pour la justice puissent être considérés comme des refus opposés à l’animalité. Ils ne veulent pas être des « rebelles », et, pour n’avoir pas à creuser une idée aussi déplaisante, certains invoquent la zoologie, laissant aux anthropologues le soin de découvrir et de fixer la limite entre l’animal et l’homme. Les plus sérieux d’entre eux, comme le P. Teilhard de Chardin, se récusent.

Vercors, lui, affirme qu’il ne faut, à aucun prix, se laisser entraîner sur le terrain zoologique. Admettre, en effet, « que l’on est plus ou moins "humain" selon son apparence biologique, et même si c’est pour affirmer ensuite que le Pygmée vaut le Blanc (parce qu’ils peuvent se croiser ), c’est ouvrir la porte à la contradiction raciste ».

Poser la question « Qu’est-ce que l’Homme ? », c’est donc aussi lutter contre le racisme dont la menace, malgré les apparences, ne cesse de peser sur le monde. Imaginez qu’on trouve, vivants, quelque part, en Malaisie, des anthropopithèques semblables à ceux qui existaient il y a un million d’années environ. Qu’en ferait-on ? Du gibier ou des hommes ?

On n’a pas retrouvé d’anthropopithèques assurément. Mais qui oserait affirmer en 1964 qu’une moitié de l’humanité ne considère pas l’autre moitié comme à peine humaine ? Et pourquoi, demain, les points de vue ne seraient-ils pas exactement inversés ?

Sang neuf, 10, 1965

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