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Pauline Laznik-Penot : La Note bleue
Année 1997/98 - Lycée
Il devait être dix heures du soir. Rien de plus immatériel, de plus aérien, qu’un article de presse et une photo accolée, caractères noirs sur papier journal, le tout absurdement posé sur la table depuis le matin.
« Le capitaine Jérémie est mort. »
En aucun cas une preuve, combien de fois a t on vu ça, des informations à la Une qui s’avéraient erronées ? C’était tellement facile une erreur, des milliards de personnes sur Terre, des milliers entassés sur ce coin de planète où les abats humains s’amoncellent chaque matin. La mort de l’un ou de l’autre, comment s’assurer ? On aurait pu établir des statistiques : les probabilités de confusion. Le capitaine Jérémie, ou le commandant David, comment l’AFP pourrait prétendre que leurs cadavres, enfouis sous une couche de sable, ne se ressemblaient pas ?
Depuis des mois les villages sont égorgés, les campagnes abattues et leurs enfants immolés, mais ces morts ne portent pas de nom, font partie intégrante du bilan de presse quotidien et l’on évite, si possible, de regarder l’écran lorsque la télé affiche les traînées de sang le long des murs au lendemain des massacres.
On s’est habitué. Mais Jérémie est mort. Des chiffres, des lieux, dépêches brutes et neutres. Lui, non : abattu avec les autres, comme les autres, parce qu’il regardait et qu’au fond, il leur ressemblait beaucoup.
Le paysage du Brésil s’étend à l’infini, se déploie jusqu’à envelopper intégralement mon champ de vision. « Je suis à la recherche d’un concept musical. » Ça impressionne beaucoup les gens. Ils posent des questions. Ils ne comprennent pas mais ils sont contents. Ils sourient, ils sont gentils. J’ai tout le temps peur qu’ils tombent d’un précipice, mais c’est idiot. Il n’y a pas de précipice ici.
Des peaux noires et luisantes sous le soleil font des combats de capoeira, jouent du birimbau. Des filets de pêche qui flottent au large. Il paraît que la préfecture va construire une route, mais ce n’est pas très sûr. En attendant, il y a une télé pour regarder le foot, et du poisson. Des cocotiers, aussi, à perte de vue.
Le massacre de Sidi Hammed, un hameau à proximité de la capitale, aurait fait dimanche, après la rupture du jeûne, 428 morts et 140 blessés selon le quotidien Liberté.
« Et c’est quoi, au juste, un concept musical ? » Les voix hésitent, timides, figées sur un sourire.
La note bleue est l’élément virtuel dont émane l’harmonie attribuée à une composition musicale. Elle ne s’inscrit dans aucune gamme, ni sous aucun symbole, fictive coalition au delà du rythme ou de la mélodie qui traduit le trait génial de l’oeuvre et soulève l’émotion. Des critères d’appréciation ont été attribués à l’univers du son, mais c’est dans l’essence de sa note bleue que chaque morceau se procure sa teinte, sa consonance, son attrait, sa spécificité. On m’explique que ce genre de choses, ça doit plutôt se trouver vers le sud, à St Paulo, ou à Rio. Peut être même aux États Unis.
Ça n’a pas d’importance, ils construisent une chapelle aux couleurs de la déesse des eaux, Yemanja, crucifix de bois monté sur une maison de poupée bleue et blanche, peinte sur des planches comme 1eurs bateaux de pêche. La peinture sent désespérément l’huile.
On nous a dit que ce hall, c’était les urgences de l’hôpital mais qu’il ne fallait pas prendre de photos. Il y avait une pièce avec Jérémie comateux et entuyauté, le bras perfusé, le nez aussi. La porte tournait sur ses gonds, parce qu’il y avait beaucoup de blessés et de morts, de tuyaux, de perfusions. Et la porte grinçait, il aurait fallu la huiler, mais peut être que c’est interdit, l’huile, que ça amène des bactéries dans les hôpitaux ? À moins que l’alcool... Est ce que l’alcool peut en finir avec les grincements de porte ? Ou alors on n’ouvrirait plus les portes. Aucune porte. Elles resteraient fermées, verrouillées. Quelqu’un est entré, il sentait l’huile et l’alcool mais je devais me tromper, il a regardé Jérémie et puis sa montre pour noter l’heure du décès et la porte a grincé lorsqu’il est ressorti, et à présent je suis content, soulagé, que les pêcheurs, bien que leur peinture sente l’huile, aient renoncé à doter leur église d’une porte.
Je m’habitue au balancement permanent des vagues. Un accord tacite : la mer me réveille en amie, dénuée d’agressivité, exempte de violence. Un apprivoisement lent et mutuel, le halo est devenu berceuse ; l’eau salée où les algues font surface, l’odeur d’iode ont creusé leur place dans ma vie.
L’Océan vient lécher le sable du petit port de pêche.
Trente sept villageois ont été égorgés dans la nuit de samedi à dimanche, notamment près de Mascara et Chlef. Par ailleurs, vingt et une personnes ont été assassinées à coups de hache dans un village près de Médéa, où les attaquants ont incendié les maisons des victimes, selon la presse.
J’avais appris les capitales, le faisceau orangé des phares balayant les vitres de leur reflet orangé, la cadence mate et étouffée du rituel camion d’éboueurs, le sursaut du grille pain automatique, RFI scandant les infos en temps universel. Les vols nocturnes qui décollent sous 1a pluie des pistes balisées, les signaux des techniciens dont les dossards rétro réfléchissants sont comme de petites lanternes dans la nuit de Roissy et de toutes ces grandes villes où le journaliste poursuit l’événement.
J’avais beaucoup assimilé, on retient vite : et puis la notion intégrée devient banale, normale.
À défaut d’attente on bannit l’étonnement.
Je ne m’abandonne pas au farniente sous un quelconque prétexte de maturation intellectuelle. Mon travail consiste, en grande partie, à regarder les enfants sauter dans la marelle qu’ils ont creusée sur le sable et que la marée entraîne avec elle lorsqu’elle balaye la plage. Je les vois jeter le galet – cloche pied, pieds joints, Ciel. Crier pour couvrir le bruit de la mer et celui des marteaux qui construisent, en retrait, un modeste pied à terre tropical à la Sainte Mère de Dieu.
La note bleue, figée dans son immatérialité, m’échappe : elle se glisse, furtive, dans le creux coulé par l’évidement de mon esprit, anesthésié par l’esclandre étouffé des vagues.
Le soleil ramollit et engourdit le fil de mes pensées, états d’âme et souvenirs se voient annihilés comme sous l’effet de cette léthargie que procure la citronnelle des hammams.
Le balcon de ma chambre d’hôtel offre une vue imprenable sur la mer. Les Brésiliens aiment les hamacs.
Je ne comprends toujours pas, je crois qu’à leur image, je souris, mais en écoutant le sang couler.
Ce qu’il manquait... Que manquait il au juste ?
Ah oui : le Mobile. On ne peut pas justifier des tueries qui s’effectuent sans justification. C’est déroutant.
Quand toute une famille se réunit devant les infos avant de passer à table, chacun s’horrifie saintement de l’insanité des carnages et des voix sentencieuses s’élèvent pour se récrier que non, vraiment, l’acharnement religieux ne peut pas appliquer ses exigences aux nourrissons pourtant égorgés ou tués à coups de hache lors des massacres perpétrés.
Au 17 01 : 1346 blessés, 237 morts depuis le début de l’année. Explosion d’une bombe artisanale dans la mosquée de Baraki. Un millier de morts au douzième jour du Ramadan.
26 personnes ont été tuées entre Médéa et Sour el Gazar. Les intégristes avaient créé un barrage routier fictif et s’étaient fait passer pour les forces de l’ordre.
Chopin sur la platine de ma chaîne hi fi. Quelqu’un a dit que 1a musique était une expression de la détresse. Un auteur français classique, un type intelligent.
Cette nuit j’ai fait un rêve. Je voudrais qu’il soit de ceux dont on s’aperçoit au réveil, en y pensant encore, qu’on ne s’en souvient plus. Pourtant les images demeurent. Comme cet article qui ne voulait pas s’effacer. Aucune note bleue n’a raison des nausées violentes qui me prennent parfois, ou de ces envies, brusquement, d’ouvrir mes poignets là où les artères pulsent, bleues et gonflées.
Jérémie était dans une vallée encastrée, un peu comme à Louxor, entouré de beaucoup de gens qui n’avaient pas de visage, et d’un côté de la colline, des hommes barbus tous vêtus de blancs, psalmodiaient des cantiques en brandissant des armes archaïques. Leurs yeux étaient illuminés d’un bonheur de drogués, ils s’élançaient en hordes et leurs mains s’abattaient. Et la scène recommençait, inlassablement, de nouvelles charges sur de nouveaux personnages, identiques aux précédents.
Sur l’autre versant c’étaient des militaires, rangés et armés, des policiers, des hauts fonctionnaires gouvernementaux et leurs cravates de soie.
Je me souviens surtout des cravates de soie, de leur texture, de leur balancement au gré du vent et des formes de serpents qu’elles pouvaient prendre lorsqu’un souffle d’air les faisait s’enrouler.
Les personnages entourant Jérémie, bien que dépourvus de visage, se faisaient décapiter, et je me souviens parfaitement de m’être dit, dans mon rêve : je les vois ainsi parce que je suis International.
Et la télé Internationale était là aussi, elle filmait l’interview d’une cravate de soie qui se disait prête à recevoir, avec protocole, la Troïka pour prendre le thé autour d’une table ronde, qu’ils allaient encore réfléchir, mais qu’éventuellement, ce serait envisageable. Et il manifestait son opposition aux élections, parce que les intégristes étaient vraiment trop dangereux, tandis que sa cravate se pliait et que de nouveau des barbus dégringolaient la colline.
Un pétrolier passait à l’horizon lorsque les vagues m’ont réveillé et je me demande pourquoi ça m’a donné envie de pleurer. Je ne sais pas non plus ce qui m’a poussé à chercher un filet de sang charrié par l’Océan. Il n’y avait que du plancton et des coquillages, la marelle à moitié effacée et la chapelle, les pieds dans l’eau.
Au fond c’était logique.
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