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Un coeur immobile, par Lucile Rose

Article du 4 juin 2012, publié par PO (modifié le 5 juin 2012 et consulté 464 fois).

La Nouvelle vague fantastique : Table des matières


UN CŒUR IMMOBILE

Lucile Rose

Tout commença le jour où je reçus la commande d’une statue de la femme parfaite, de la part d’un riche commanditaire. Je ne prêtais pas attention, habituellement, aux demandes de ce type, mais cette fois, le sujet m’attirait et m’intriguait. J’aime me donner des défis. Je m’attelai à ma table et exécutai une esquisse de mon projet, avec pour seule lumière celle de ma petite lampe de chevet. Comme toujours quand je créais une nouvelle œuvre, je travaillai sans relâche. Pendant des semaines entières, je ne m’alimentais que de pain et de crudités, ne sortais pas de chez moi et me consacrais corps et âme à la création de ma statue. Un jour, elle fut enfin terminée.

Je ne pus exprimer ma satisfaction tant la statue était belle. Non, pas belle. Magnifique. Dans l’obscurité de mon atelier, elle rayonnait. Sa beauté éblouissait mes yeux. J’écrivis aussitôt une lettre au commanditaire pour lui annoncer que je ne pouvais pas lui livrer la statue. Il était hors de question de la lui donner. Celle-là, je la garderais pour moi. Dans les jours qui suivirent, je ne fus plus moi-même. Je ne vivais plus que pour elle. Le sommeil et l’alimentation étaient devenus des besoins superficiels. Jour et nuit, sa vue me comblait. Je n’arrivais pas à détacher mon regard du sien.

Un soir, un événement extraordinaire se produisit. L’unique pièce de mon atelier était éclairée par la lueur blafarde de la lune, la pluie battait sur la lucarne et le parquet grinçait. La statue, placée sur son piédestal, était couverte d’ombres inquiétantes, mais cela n’entachait en rien son charme ensorcelant. Je regardais fixement ses lèvres quand je frissonnai : cette femme de pierre, immobile, m’avait souri. Je sentis mon cœur battre à tout rompre, à la fois de frayeur et de bonheur. Mon amour, celle que je chérissais tant, m’avait bel et bien souri. Ou était-ce le peu de lumière qui m’avait troublé la vue ? Non, je refusais d’y croire. Je l’aimais et elle m’aimait en retour. J’allais me coucher et eus beaucoup de mal, ce soir-là, à m’endormir. En effet, je me réveillai plusieurs fois dans la nuit. Les ombres étaient de plus en plus étranges sur la statue. Mon visage était déjà blanc, à cause de la lune, mais il devint livide : cette fois, j’avais vu ses cheveux onduler. L’effroi s’empara de moi. Ce qui me remplissait de joie tout à l’heure me terrifiait maintenant. Un frisson me parcourut l’échine. Mes tempes battaient. J’avais chaud et froid en même temps. Ces événements inexplicables m’oppressaient. Je me recouchai, recouvrit mon corps tout entier de ma couverture, en tremblant.

Quand je me réveillai, j’osai à peine ouvrir les yeux. La statue était bien fixée sur son socle et bien sûr, elle ne bougeait pas. Nous étions en plein mois de novembre, le soleil n’était pas encore levé. Il faisait noir, très noir. Je doutai de ma raison. Soudain, quelqu’un toqua à ma porte. Qui était-ce donc ? Doucement, je me levai et m’approchai de la porte. Je regardai à travers le trou de la serrure et soupirai. Ce n’était que mon père. Il avait l’air grave. Je tournai le verrou et le laissai entrer. Il ne venait, habituellement, que pour m’annoncer de mauvaises nouvelles. Quel horrible message me portait-il ce matin-ci ?

Je le découvris vite. Il me dit à quel point il était déçu de moi et comme il désapprouvait la passion pour l’art que j’avais entretenue durant les trente dernières années. Pour remédier à cette situation, il suggérait un mariage de convention. En fait, il avait déjà tout prévu. Tout ce qui lui manquait était mon acquiescement – il n’allait quand même pas me traîner de force jusqu’à la mairie ! Je ne savais plus que dire. Les idées se bousculaient dans ma tête. J’étais partagé entre mon amour pour la statue et l’épouvante qu’elle m’avait inspirée le soir précédent. Cette journée de réflexion intense me sembla interminable. Cependant, je finis par me raisonner. C’était certainement la fatigue qui m’avait inspiré de telles hallucinations et de toute façon, mon amour pour elle était impossible : Pygmalion l’avait appris à ses dépens… Je donnai donc mon accord à mon père.

Deux semaines plus tard, j’étais marié. Tous ces bouleversements m’ayant exténué, je me rendis dans mon atelier pour peindre un peu. J’introduisis ma clé dans la serrure. Elle ne tourna pas. Surpris, je réessayai. Toujours rien. Pourtant, je n’avais pas changé de verrou ! Je me retournai brusquement. J’avais entendu un bruit très léger, presque imperceptible. Etait-ce le fruit de mon imagination ? Je fus alors pris d’une sorte de paranoïa. Tout, sur le chemin qui me menait vers l’appartement du concierge, me paraissait étrange, menaçant. Des gouttes de sueur perlaient sur mon front. Pourquoi l’ascenseur mettait-il autant de temps à arriver ? Pourquoi la lumière dans les escaliers était-elle cassée ? Et pourquoi la porte de l’immeuble était-elle entrouverte ? Je me dépêchai de récupérer le jeu de clés du concierge et remontai les escaliers quatre à quatre. Cette fois, la porte s’ouvrit.

La silhouette noire de la statue se dessinait parfaitement dans l’obscurité de mon petit atelier, à peine éclairé par la lune. Je m’avançai vers elle, pas à pas. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis une flaque d’eau au pied de la statue ! J’examinai les tuyaux d’eau mais ne trouvai aucune fuite. Il ne pleuvait pas. Aucun verre ne s’était renversé. D’où provenait-elle donc ? Précipitamment, j’essuyai la flaque. Mes nerfs étaient tendus à l’extrême, mes mouvements saccadés. Je ne sais pas ce qui me prit à cet instant : j’étreignis la statue, comme pour la consoler. Quand je la relâchai enfin après de longs instants, une lourde pierre me tomba sur le pied. Quelle horreur ! Je constatai une crevasse dans la partie gauche du buste de la statue… À l’emplacement du cœur… J’étais horrifié. Je tremblai, ma respiration était coupée, j’avais perdu l’usage de la parole. Je n’étais plus maître de mes actes. Je rattrapai le bloc qui était tombé et tentai vainement de reboucher le trou. La pierre n’arrêtait pas de tomber et de retomber dans un fracas insupportable. L’affolement s’empara de moi. Qu’avais-je donc fait pour mériter ça ? Quel maléfice me poursuivait ?

Je n’en pouvais plus. Désespéré, je n’avais plus qu’une solution : lui donner mon cœur.

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