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La nuit tomba vite

Article du 27 novembre 2009, publié par PO (modifié le 27 novembre 2009 et consulté 356 fois).

La nuit tomba vite

par Isaure Estrade, Alice Ongaro et Jade Rossi

Des yeux bruns profonds, des lèvres fines, un visage au teint de porcelaine encadré par des cheveux courts dorés comme le blé. L’image que me renvoie le miroir qui, en cet instant, est mon unique juge, me semble irréelle, de même que la longue robe de brocart que je porte. Dans une semaine, le 14 février 1497, je serai mariée à un homme que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, quoiqu’il me semble l’avoir déjà vu dans le vestibule. Dans une semaine, ma vie prendra un tournant décisif. Je ne me demande même pas si j’y suis prête. Il en est ainsi, je dois accomplir mon devoir envers ma famille. D’autant plus que ce mariage lui apportera un rang plus prestigieux.

« Lisa ! Nous accompagneras-tu sur la place de la Seigneurie aujourd’hui ? Il paraît qu’un grand bûcher va avoir lieu. »

La réflexion d’Angélique, la benjamine, me tira de mes pensées. Tout en regardant par la fenêtre en ogive la ville qui s’éveillait sous mes yeux, je m’entendis répondre que ce serait un plaisir.

Quelques minutes plus tard, je traversais la chambre de Père et Mère au pas de course – un raccourci que j’empruntais lorsque personne ne me voyait – ne prêtant pas attention au coffre de mariage qui me narguait, massif et orgueilleux, me rappelant ce que j’allais devoir affronter prochainement. Je descendis les escaliers en pierre et rejoignis enfin mes cadettes, vêtue d’une simple étoffe bleue claire qui me rappelait celle de la Vierge sur les fresques de la chapelle Tornabuoni dans l’église Santa Maria Novella, construite récemment.

Nous partîmes dans Florence, nous dirigeant vers le centre de la ville. Après dix minutes de marche, nous aperçûmes la place, le palais Vecchio qui s’y trouvait et le Dôme, mais plus encore, le vaste bûcher qui s’y déroulait. On y consumait non pas des hérétiques, mais des objets ! Un orateur, debout sur une estrade, s’agitait tandis que différentes personnes apportaient des tableaux, des miroirs, des cosmétiques, des robes richement travaillées, des bijoux ; mais aussi des monceaux de livres... J’eus une pensée pour les oeuvres d’art et les habits luxueux que nous possédions. Quel était le but de ce gâchis ? Je questionnais Maria, ma deuxième soeur, mais elle n’en savait pas plus que moi, seulement que l’homme au centre de cette agitation s’appelait Savonarole. Angélique dût me traîner hors de la place alors que contemplais une dernière fois l’incendie dont chacune des flammes était embrasée par le soleil.

L’après-midi se déroula normalement. Pour m’occuper l’esprit, je fis un croquis au fusain de l’intérieur de notre palais Davanzati. Je le représentai vu de la grande pièce du rez-de-chaussée : il ressemblait à une haute tour moyenâgeuse. Malheureusement, penser à la demeure où j’avais toujours vécu me rappela que je n’y reviendrai sans doute jamais plus... Je connaissais pourtant chaque recoin de la maison, que ce soit l’entrepôt au sous-sol où je me cachais étant petite, ou bien les quatre étages supérieurs abritant les appartements particuliers. Ces souvenirs me plongèrent dans une rêverie éveillée. Je déambulais dans le palais, effleurant chaque mur, m’appropriant chaque pierre. J’aurais voulu toutes les emporter, mais je savais bien que cela m’était impossible.

La nuit tomba vite : l’hiver ne nous épargnait pas. Ce soir, Père vint me voir dans ma chambre, ce qui lui était inhabituel. D’habitude, il restait dans la salle à manger près du feu qui crépitait dans l’âtre.

« Lisa, tu sais que ton mariage est prévu pour la semaine prochaine.

Mon coeur rata un battement à cette pensée.

— Je le sais, Père, et ce qui doit être fait sera fait.

— J’ai décidé de l’avancer à demain.

Oubliant ma bienséance, je laissai tomber ma mâchoire inférieure.

— Excusez-moi, Père, pourriez-vous répéter ce que vous venez de m’annoncer ?

— Lisa, tu m’as bien entendu, et comme tu l’as dit : ce qui doit être fait sera fait.

— Mais pourquoi cet empressement ?

Je l’entendis prendre une grande inspiration quelque peu agacée.

— Notre famille est actuellement en... difficulté. C’est pour cela que nous te marrions : nous construisons des alliances. Mais le mariage doit avoir lieu vite, car plus vite nos familles s’uniront, plus vite nos problèmes seront réglés, annonça-t-il sur un ton qui n’admettait pas de protestation.

— Bien, Père. »

Il sortit de la pièce et je me retrouvai seule avec mes craintes. Mon destin prenait des allures chimériques...

Je me réveillai plusieurs fois cette nuit-là. Je finis par m’asseoir sur une chaise, ma tête appuyée sur son haut dossier, face à la fenêtre. L’atmosphère était humide et l’aube ne tarda pas à venir. Je voyais pour la première fois Florence au petit matin. Au loin, on pouvait apercevoir l’enceinte de la ville. Des paysans entraient, l’échine courbée par le poids des sacs de récoltes qu’ils portaient. Cette vision de pauvreté ne me rendait pas plus encline à m’enthousiasmer de mon mariage.

Plus tard, on vint me préparer et tout alla très vite. J’enfilai la robe de brocart dorée aux longues traînes vertes, on me passa un chapeau de la même couleur ainsi qu’un collier de perles blanches et des bas rouges. Quelques dizaines de minutes plus tard, j’étais face au Baptistère, ne réalisant toujours pas ce qui m’arrivait. Nous nous trouvions sous des baldaquins rayés de rouge et de blanc, étayés sur toute la largeur de la place. Un jeune homme vêtu d’une tunique rouge aux manches amples et d’une coiffe assortie me prit la main et m’entraîna vers un vieillard à la barbe grisaillante... Le prêtre ! Un homme se retourna soudainement, ce devait être mon mari. Chose bizarre, tandis que je répondais machinalement aux questions de l’homme qui allait nous unir, je ne songeais nullement à l’instant présent. Les trompettes des musiciens ne m’atteignaient même pas. J’étais bien au-dessus de tout cela.

Pourquoi en étais-je arrivée là ? Les deux derniers jours avaient passé si vite... Je me rendis compte combien j’étais l’instrument de nos deux familles, les Ricasoli et les Adimari. Construire des alliances, marier deux inconnus qui ne s’aimeront peut-être jamais, était-ce bien correct ? Je repensais aussi au bûcher de vanités qui avait eu lieu hier, aux paysans et à leurs récoltes. Mon existence ne semblait pas avoir de but.

Et tandis que je réfléchissais, je prononçai le « oui » qui condamna mon destin à jamais.

(novembre 2009)

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