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La Boîte à musique, par Charlotte Jacquet
La Nouvelle vague fantastique : Table des matières
La boîte à musique
Charlotte Jacquet
Habituellement, je ne suis guère attiré par ces curieuses devantures pleines de breloques et de bric-à-brac, souvent tenues par des vieillards étranges, qui se cachent dans la pénombre de leur arrière-boutique. Ces échoppes ressemblent peu à de véritables magasins d’antiquité : pour moi, ce ne sont que des nids à poussières fourmillant d’araignées et de vermines. Les vieilleries – souvent vendues pour un sou – me dégoûtent. Je préfère plutôt flâner au grand air, de kiosque en kiosque : la musique qui s’y joue m’ensorcèle, jusqu’à habiter les moindres fibres de mon être. C’est pourtant suite à l’acquisition d’un objet dans une de ces échoppes que je ne sais plus que penser de la nuit dernière… il me semble même que j’en perds la raison…
C’était une de ces fins d’après-midi d’hiver : la ville était recouverte d’un épais manteau blanc et l’air était glacial. Il faisait sombre : la nuit approchait à grand pas. Déjà la lune blafarde apparaissait. Le froid transperçait mes os. Alors que je m’engageais dans une de ces rues très passantes du centre de Saint- Pétersbourg, j’entendis une musique qui s’élevait dans les airs. La mélodie tout de suite éveilla mon attention : il y avait un subtile équilibre, mêlant le côté joyeux des airs populaires et une harmonie plus classique. Je n’avais jamais rien entendu de tel. Je n’arrivais pas à distinguer si cet air était joué par un ou plusieurs instruments. Intrigué et irrésistiblement attiré par cette ritournelle joyeuse, je me mis à marcher de plus en plus vite au rythme de la musique dans une direction qui m’était inconnue : seule la mélodie me guidait, comme le bruit d’une source aurait guidé un assoiffé. Dans ma course de plus en plus effrénée, je bousculais des gens. Puis le rythme de la musique ralentit doucement : mon pas se régla sur elle presque malgré moi. La mélodie jouait toujours, très doucement, comme prête à rendre son dernier souffle : je me trouvais alors devant une de ces vitrines que j’abhorre : une épaisse couche de poussière mêlée à la buée recouvrait la vitre. Malgré la saleté, malgré l’amoncellement d’objets et le délabrement de l’ensemble, mon regard fut immédiatement attiré par une boîte à musique. Au moment où je posai mes yeux sur celle-ci, la mélodie s’arrêta brusquement. La boîte était noire, de bonne facture, sans doute façonnée dans de l’ébène – bois précieux et mystérieux. Mais ce qui attira tout de suite mon regard, c’était son intérieur, capitonné d’un velours rouge carmin intense, fond sur lequel se détachait une légère ballerine, toute de blanc vêtue. Tant de grâce et de délicatesse dans une telle vitrine semblaient incongrues. Malgré mon habituelle répulsion pour un tel lieu, une force intérieure me poussa à entrer malgré moi dans la boutique.
L’endroit était sombre et rempli d’un incroyable capharnaüm. Je demandai alors d’une voix hasardeuse et mal-assurée :
— Il y a quelqu’un ? Oh, oh ? Y-a-t-il quelqu’un ?
Aucune réponse. Puis, j’entendis un bruit provenant du fond du magasin. J’aperçus alors une tête blanche sortir de derrière une bibliothèque. Un vieillard – tellement sec et rabougri qu’il semblait plus que centenaire – me fit face et grommela :
— J’ai entendu : je ne suis pas sourd. Ce n’est pas la peine de crier. Que voulez-vous ?
Je ne savais pas vraiment quoi lui dire. Mon regard ne cessait d’être attiré par la boîte. Elle m’intriguait.
— Est-ce vous qui tenez le magasin ? demandai-je un peu benoitement, le regard toujours fixé sur la boite à musique.
Le vendeur me lança un regard lapidaire et répliqua :
— Bien sûr ! Qui voulez-vous que ce soit ?
Je ne répondis pas, figé dans la contemplation de la petite danseuse, il suivit mon regard, et reprit :
— Ah ! C’est donc cette boîte qui vous intéresse. Bah ! Je vous l’offre ….si si … prenez-la ! Elle m’a causé tellement d’ennuis. Je vous la donne sans aucun regret !
— Vraiment ? Comment un tel objet peut-il causer des ennuis ? C’est une simple boîte à musique, répliquai-je, dotée – j’en conviens – d’une mélodie très particulière et qui m’a amené jusqu’ici, mais tout de même, rien qu’une boîte à musique…
— Ah ! Si vous saviez… mais non : même si je vous raconte, vous ne pourriez me croire… alors… que dire… vous verrez par vous-même… Surtout prenez-la ! Vous me débarrasseriez. J’insiste.
— Je ne peux accepter... Laissez-moi vous donner quelque chose.
— Non, non… Je vous l’offre. Promettez-moi seulement d’en prendre soin : voici de quoi la protéger, dit-il, me tendant une pochette de soie noire, brodée de fleurs. Et surtout, ne revenez pas me la rendre. Sur ces mots, il referma la porte de son échoppe : je me retrouvai dans la rue avec mon précieux paquet, habité d’une joie incommensurable et sans aucun doute disproportionnée, vu l’acquisition modeste que je venais de faire.
De retour chez moi, je déposai la boîte sur la console du salon. Je l’ouvris délicatement : aussitôt, la merveilleuse mélodie qui m’avait tellement fascinée dans la rue s’éleva dans la pièce, et la gracile ballerine se mit à tournoyer au fond de son écrin carmin. J’admirais la finesse du travail de l’artiste qui avait donné formes et couleurs à cette petite miniature : tout n’était que légèreté et élégance, jusqu’à la délicatesse des traits du visage. Bercé par cette musique et définitivement conquis par ma trouvaille, je montai me coucher. J’en oubliai presque l’escalier qui grinça sous mes pas, le froid de ma chambre et le claquement des volets à l’extérieur en raison du vent du Nord qui soufflait sur Saint-Pétersbourg depuis trois jours. Je mis cependant du temps à m’endormir. Des sentiments étranges et contradictoires m’habitaient : j’étais satisfait de posséder cet objet, mais en même temps, j’éprouvais un certain malaise. Tout en me tournant et me retournant dans mon lit, je repensais à mon étrange conduite dans les rues, comme porté par cette musique puis je ressassais les étranges propos du vieillard de l’échoppe, tellement désireux de me voir partir avec cette magnifique boîte…Cela n’avait aucun sens… Au bout d’une heure, je réussis enfin à sombrer dans un sommeil agité.
Mais, au milieu de la nuit, je fus réveillé en sursaut par un gros fracas venant de l’étage inférieur. Je me figeai dans mon lit, livide : jamais auparavant, je n’avais ressenti une telle anxiété. De la sueur perlait sur mon front. Mon pyjama collait à ma peau. J’avais la gorge nouée et ma respiration était oppressée. J’aurais voulu crier, me libérer de cette tension…mais je ne comprenais pas vraiment ce qui n’allait pas. Alors que je recouvrais peu à peu mes esprits, j’entendis des claquements de volets. Cela aurait dû suffire à me rassurer : c’était sûrement ce vent du Nord qui avait ouvert une fenêtre mal fermée et un vase avait dû se fracasser par terre. Préférant en avoir le cœur net et voulant limiter les dégâts éventuels de ce vent, je sortis de mon lit et enfilai ma robe de chambre. A chacun de mes pas, il me sembla que le sol grinçait plus qu’à l’ordinaire. Une angoisse sourde me taraudait. Tout à coup, alors que je finissais de descendre les escaliers, la mélodie de la boite à musique se fit entendre : malgré moi, je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête et mon cœur se mit à battre à tout rompre. C’est alors que j’aperçus une silhouette blanche dans le salon qui se dirigeait vers la salle de bain. Les yeux exorbités, je me saisis l’une des épées accrochées au mur. Malgré l’épouvante qui m’habitait, je me dirigeai pas à pas vers la salle d’eau, dont la porte était entrouverte. Une faible lueur s’en échappait. Les battements de mon cœur était rythmés par les gouttes du robinet : on entendait : « Ploc ploc… ploc ploc… ploc ploc… » J’étais désormais tout près. Le son de la boîte à musique ne suffisait pas à couvrir le bruit de l’eau et j’avais l’impression que mon cœur allait exploser… J’étais tétanisé par la peur. Je me trouvai maintenant juste derrière la porte, je resserrai mon étreinte sur le pommeau de l’épée. Je poussai la porte doucement, tout doucement… Et ce que je vis me laissa à la fois ravi et tétanisé : une jeune fille diaphane me tournait le dos et semblait se contempler dans le miroir. Je fus subjugué par sa beauté spectrale et évanescente. Une sorte de halo nimbait son apparence immatérielle : tous ses traits étaient d’une grande pureté et empreints de délicatesse. Différentes nuances de blanc et de rose rehaussaient son teint, donnaient du caractère à son visage : seule sa bouche éclatait de rouge… Son port de tête était altier et son visage était animé par de grands yeux verts magnétiques, un peu comme ceux d’un chat. Elle se tenait là, face au miroir, grande, mince et gracieuse dans son tutu translucide. Etait-ce possible ? C’est à ce moment-là que je me retournai et constatai que rien ne se détachait plus du fond capitonné rouge de la boite à musique. L’inimaginable s’était produit : la danseuse s’était échappée de son écrin, avait pris vie … Comment était-ce possible ? Ma tête se mit à tourner : il me sembla que la mélodie de la boîte à musique résonnait de plus en plus fort. La créature de la salle de bains, quant à elle, se mit à tournoyer autour de moi…Le souffle me manquant de plus en plus, je tendis le bras pour lui demander d’arrêter et ma main frôla l’étoffe diaphane et légère de son tutu. A ce moment-là – et je ne sais toujours pas si ce fut le résultat de mon malaise ou sous le choc d’une telle apparition – toujours est-il que l’épée que je tenais me tomba des mains et heurta violement mon pied droit avant de frapper bruyamment le sol. La douleur fut telle que je vis un voile blanc passer devant mes yeux avant de m’évanouir…
Quand mon personnel de maison me trouva ce matin, je gisais étendu près de la porte de la salle de bains, une épée à mes pieds : j’étais totalement frigorifié en raison de la fenêtre qui s’était ouverte pendant la nuit. Je suis maintenant pris d’une forte fièvre et dois rester au lit sur ordre du médecin. J’ai d’abord pensé que tous ces événements de la nuit passée n’étaient qu’un mauvais rêve, voire l’effet d’un délire, annonciateur de cette maudite fièvre…Voilà que les frissons me reprennent rien que d’y penser, le souffle me manque… Non non… je dois vous expliquer jusqu’au bout…Je reprends : alors que je m’apprêtais à remonter dans ma chambre pour attendre le docteur, je me suis rendu compte que je tenais quelque chose de serré dans ma main… un morceau de tissu… blanc… en voile léger… comme celui utilisé pour les tutus des ballerines… Je n’ai pas assisté à un ballet depuis longtemps, et non, je n’ai pas d’amies danseuses dans mes relations…. Et j’ai demandé à ce qu’on me monte la boîte à musique pour l’installer ici puisque je dois rester allongé… ai-je perdu la raison ? ah ! je ne sais plus que penser… toujours est-il que le tutu de la petite ballerine de la boîte à musique est déchirée… coïncidence ? Je ne me souviens pas l’avoir vu endommagé quand j’ai rapporté la boîte… que penser ? Alors, j’attends ce soir… une fois la nuit tombée, peut-être reviendra-t-elle ?
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