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Colodiet, François / Qu’est-ce qu’un nazi ?

Article du 26 novembre 2010, publié par PO (modifié le 26 novembre 2010 et consulté 2288 fois).

La question de la participation de l’adhésion des Allemands au national-socialisme a été récemment relancée pour plusieurs raisons. Tout d’abord arrivent depuis les années 80 à l’âge adulte les générations qui interrogent, sans doute plus librement que leurs propres parents, leurs grands-parents : ils veulent comprendre quelle a été la vie quotidienne sous le nazisme.

Le livre de Daniel Goldhagen [1] relance la question de la responsabilité collective des Allemands.

Enfin la réunification des deux Allemagne pose le problème de la mémoire collective des Allemands par rapport à la résistance intérieure. [2]

Derrière cette interrogation s’en cachent deux autres : Qu’est-ce qu’avoir été nazi ? Il est difficile d’y répondre sauf à refaire les procès de dénazification. La question des sources rend par ailleurs cette approche délicate .

La seconde question est le corollaire de la première : qui avait résisté et dans quelle mesure ? Cependant cette dernière interrogation ne fait pas, par définition, partie du sujet et la seule façon de déterminer qui avait été nazi serait de comparer, à groupes sociaux équivalents, quelles différences d’engagements peut-on relever, la question de la participation au génocide étant bien entendu capitale car spécifique au régime et à l’idéologie nazie.

LES INDICATEURS DE PARTICIPATION AU NAZISME

Un des objectifs du nazisme était de réaliser « la communauté du peuple » en encadrant toute la population : à cette fin sont créées dès la fin des années vingt des organisations par professions, âge, sexe et appartenant au parti.

Un parti de masse ?

L’appartenance au parti est-elle un bon indicateur de la nazification de la société ?
Pour Goebbels, il devait s’agir d’un parti des élites alors que le Dr Ley y voyait un moyen d’intégrer la population la plus nombreuse possible.

L’évolution chiffrée du parti reflète ces contradictions :

1925-28, lente récupération du parti après son interdiction (de 27 000 à 100 000) la croissance spectaculaire se produit pendant la crise (multiplication par deux chaque année pour arriver à 850 000 en 1932. (SPD = 800 000)

Début 1933 : nouveau saut spectaculaire à 2,5 millions…

La réouverture des listes se fait en 1936 et le chiffre de 5 millions est atteint en 1939, il culminera à 9 millions en 1944.

Le parti est donc bien un parti de masse mais il reste difficile de déterminer quelles sont les motivations des adhérents ; on peut relever qu’aux dernières élections libres de novembre, seulement 33% des Allemands se sont reconnus dans le NSDAP et que les adhésions au parti en 1944 n’ont représenté que moins du tiers des Allemands en âge de voter en 1932 (31 millions).

Communauté du peuple ou atomisation de la société ?

Traditionnellement le nazisme est analysé comme un parti du « Mittelstand ». Thomas Mann parle des « masses petites bourgeoises devenues folles ».

Mais Richard Hamilton fait remarquer que cette analyse (extrémisme du centre, prolétarisation des classes moyennes et massification de la société) n’est pas forcément pertinente.

En fait on trouve des classes moyennes présentes à 55% en 1923 mais réduites à 34% en 1933 car il y a eu progression des ouvriers et des paysans. La classe moyenne subira par ailleurs les conséquences du « peignage » des entreprises pour les industries de guerre et la purge des « entreprises non viables » (10% ) en 1936.

« Doléances et soumission » (Kershaw) caractérisent l’ambiguité d’attitude de la petite bourgeoisie.

Par contre la sur-représentation des patrons, des professeurs qui ont adhéré massivement reflète la bureaucratisation du parti qui n’a pas pu confier à des éléments venus des SA les tâches d’encadrement, de propagande. Les statuts de Führer de Block, de responsables de Hitlerjugend ont flatté les sentiments des fonctionnaires qui avaient besoin de reconnaissance sociale. Cependant Broszat montre que les classes moyennes anciennes ont formé le noyau dur du parti.

On relève aussi que les ouvriers et les paysans représentent 41% des adhésions, ils sont sous-représentés puisqu’ils composent 67% des actifs. Le parti n’est donc pas celui de la classe ouvrière et paysanne comme il l’affirme ; il serait plutôt celui des élites. Fait confirmé par le recul des ouvriers qui après l’épuration de juin 1934 ne se reconnaissent plus dans un parti dont les SA sont chassés alors qu’ils avaient assuré la conquête de la rue. De plus l’augmentation de la journée de travail contribue au mécontentement, la participation aux activités de Kraft durch Freude doit plutôt être interprétée comme l’utilisation d’un avantage social. Par contre les ouvriers qualifiés ont trouvé dans le parti un moyen de promotion sociale.

Les paysans pendant Weimar ont manifesté une hostilité croissante envers l’Etat (« front vert » en 1929 ou ligue des Junker, le Zentrum bavarois espérait le rétablissement d’une société rurale et corporatiste ; le programme de Darré avec les « exploitations héréditaires » et la « corporation de l’alimentation » vont en ce sens et explique les adhésions de 1933). Mais le retrait des paysans correspond aux déceptions : prix d’achat du blé, bas et départ des enfants vers l’industrie. Ainsi en Bavière on a seulement 10% des maires nazis, la propagande n’est pas répercutée.

Le nazisme a donc recruté dans toute la société mais n’a pas réalisé la communauté du peuple, il a plutôt contribué à l’atomisation de la société en faisant passer l’adhésion ou son refus au sein des classes sociales. M. Steinert parle d’un parti « caméléon ».

Les nazis : de jeunes hommes protestants ?

La jeunesse a été un enjeu capital pour le régime, les jeunes sont embrigadés dès 6 ans (Pimpf = « gamins ») et le passage à la Hitlerjugend est indispensable pour entrer dans le parti, en 1936, c’est la seule organisation de jeunesse, en 1939 elle encadre les 2/3 des classes d’âge avec 8M de membres .

Les raisons du succès :

La centralisation de l’enseignement (fin de l’autonomie administrative avec le ministère de Rust).

La collaboration des enseignants (l’épuration du corps avait commencé en dès 1933 ; Berlin 32% des universitaires exclus ; Planck, Einstein, Reich, Marcuse) ; 85% des instituteurs encadrent bénévolement les Hitlerjugend. Dans les universités, les places libérées entraînent « l’acte de reconnaissance de 700 professeurs en 1933 !

Une démission intellectuelle qui s’explique par le fait que beaucoup de chercheurs et de professeurs considèrent la science comme une fin en soi (ceci pourra expliquer comment des biologistes ont pu « profiter » d’un matériau humain disponible dans les camps…).

On peut relever la différence avec la France où la IIIe Réublique a associé positivisme et morale républicaine.

Enfin des raisons psychologiques : la Hitlerjugend dévalorise l’intellectualisme et contribue à dénoncer l’autorité des parents, (voir « Grandeur et misère du IIIe Reich de B. Brecht où cet aspect est illustré par une des scènes) de l’école… Démagogie payante chez des adolescents qui voient leur promotion sociale reposer sur les critères physiques et leurs qualités de meneurs. Les pressions sont fortes, on invite les Hitlerjugend à dénoncer dans les quartiers les jeunes qui font preuve de réserve suspecte.

Le parti est un parti d’hommes à 95% en 1933, à 83% en 1937. La misogynie en est la raison : exclusion des femmes de la fonction publique, numerus clausus dans les universités, suppression du latin et des sciences pour les filles.

« L’organisation national-socialiste des femmes » distribue des cours pratiques (cuisine et couture) mais les cours théoriques sont boudés.

Les militantes de la ligue des jeunes femmes all. Et l’organisme culturel « foi et beauté » sont mal vues des familles en raison du paganisme affiché.

Pour séduire les jeunes et les hommes le parti a donc utilisé des antagonismes sociaux simples entre les sexes et les générations.

Les protestants ont enfin davantage été représentés dans l’électorat : la corrélation entre le vote nazi et l’appartenance confessionnelle est évidente (voir les deux cartes chez E. Léon tirées de RF Hamilton, Who voted for Hitler ? Princeton, 1982). 1933 : 50% des protestants votent nazi, 33% des catholiques (les femmes notamment). Scleswig-Holstein, Prusse orientale, Poméranie, les deux Hanovre… Une Allemagne du Nord et du centre vote nazi.

Le pasteur Ludwig Müller organise une « Eglise du Reich » regroupant les chrétiens allemands soutenus par Rosenberg.

Les raisons : la présence des thèses religieuses « allemandes » en Prusse dès les années 20 (Bund für deutsche Kirsche du pasteur Andersen), la tradition luthérienne de reconnaissance de l’autorité politique (diète d’Augsbourg en 1555), l’absence de concordat, à la différence des catholiques, en 1933).

Ces différentes analyses montrent un engagement électoral, une participation plus ou moins ambiguë aux diverses organisations mais ne renseigne pas sur la participation des Allemands à ce qui fait la spécificité du régime : la violence et l’extermination des « sous-hommes ». On rejoint ici la question ouverte par Goldhagen.

LES ALLEMANDS FACE A LA VIOLENCE ET AU GENOCIDE

Les tueurs ou la participation active

Les SA étudiés par Eugen Kogon, ont assuré par la violence la conquête de la rue ; de 123 000 en 1931 à 2,5M en 1933, ils sont largement composés de chômeurs et de déclassés (44% de chômeurs en Saxe) encadrés par des anciens des corps francs. Leur criminalité est utilisée par Goering et les fait se spécialiser dans les tâches d’exécution des opposants et d’organisation de camps de concentration sauvages. Facteurs de désordre ils sont dénoncés par les autorités religieuses et le patronat qui redoute leurs tendances révolutionnaires.

Cette violence est progressivement institutionnalisée : les SS reprennent fin 1933 l’organisation des camps (Dachau), les SA sont éliminés, tandis que Heydrich organise dès 1931 le SD (Sicherheit Dienst ) pour planifier l’émigration des juifs.

L’autre technique d’infiltration du corps social et le noyautage de la police par la Gestapo de Himmler couronné par en 1939 par l’office principal de la sécurité du Reich (RSHA), la police devient progressivement source de droit (elle arrête et punit) et s’appuie sur les dénonciations nombreuses. Cependant il semble que la Gestapo ait disposé d’effectifs peu nombreux (Dusseldorf : 128 fonctionnaires pour 0,5M d’h.) compensés par le sentiment d’une omniprésence terrorisante. (210 000 membres en 1936) la même infiltration se fera en 1944 avec les Waffen SS dans la Wehrmacht (900 000 Waffen SS dont 50% d’étrangers ce qui pose un problème pour le sujet).

Pour Ph. Burrin les tueurs des camps et de la gestapo représentent de 0,1 à 0,5M d’Allemands ordinaires aux motivations complexes étudiées par Browning (conformisme, reproduction des humiliations subies pendant la période de formation, délire de persécution) On est loin de tout le peuple allemand que Goldhagen incrimine.

La vie des Allemands avec 10 millions d’exclus

Les prisonniers de guerre (1944 : 7,5 millions détrangers, 11 millions selon l’office des personnes déplacées), les commandos de concentrationnaires dans les usines, les 180 000 juifs allemands qui restent en 1941 (cachés ou protégés par un mariage avec un(e) aryen(ne).

Indifférence le plus souvent, haine ou compassion plus rarement ; la seule manifestation collective est en février 1943 la manifestation des femmes berlinoises mariées à des juifs pour faire libérer leurs maris : gain de cause… Indifférence que l’on retrouve au sein des églises qui ne s’intéressent qu’aux juifs convertis.

A partir de 1941 les gazages sont connus par des milliers de personnes en raison de leur appartenance à la fonction publique ou à des entreprises prestataires de services pour les camps (ordre de grandeur avancé par Raul Hillberg).

La passivité : un vocabulaire euphémisé « déménagement », « mobilisation des juifs pour le travail », « traitement spécial » donne un aspect technique à ses opérations ; la disparition des juifs de la vie quotidienne rend leur malheur abstrait.

Les gestes de solidarité ont existé mais à titre individuel, c’est tout ce qu’on peut attendre d’une société déstructurée par la terreur et la guerre.

La guerre et l’armée

L’après-guerre a vécu sur le mythe d’une armée non nazie qui se distinguait des Waffen SS.

La guerre contre le judéo-bolchévisme pose en effet de redoutables problèmes de participation à un conflit idéologique. Sur 2 millions d’hommes engagés sur le front de l’est, il y a 250 000 officiers dont la plupart ne vient pas de l’armée de carrière mais de la Hitlerjungen. Ces officiers nazifiés se battent avec les hommes et deviennent des « Führer ».

Il faut souligner que si les Einsatzgruppen n’ont représenté que 3 à 4000 hommes sur le front de l’est (bataillons de police, SS) l’armée a adopté la même hiérarchie des valeurs que les SS pour la désignation des otages : juifs et communistes en priorité.

L’armée a aussi à affamé des populations civiles et des prisonniers de guerre russes (fin 1942 2 millions subsistent pour 5,5 millions en 1941). Keitel, commandant suprême de la Wehrmacht affirme « Ces scrupules correspondent à la conception d’une guerre chevaleresque : il s’agit ici d’anéantir une conception du monde » il couvre toutes les exécutions de « commissaires politiques ».

Conclusion

Le nazisme a concerné la population allemande à des degrés très divers : de la participation électorale au succès du parti en 1932-33 jusqu’à la participation à l’extermination en passant par les activités d’encadrement et de propagande. Cette hiérarchie de l’implication doit être gardée présente à l’esprit.

L’indifférence des populations vis à vis du génocide ou des conditions de vie des prisonniers ou des citoyens de seconde zone a été réelle : la terreur, la guerre, et les difficultés de la guerre en sont largement responsables ; le nazisme a contribué à destructurer profondément les cadres familiaux et sociaux.

L’attachement à Hitler alors que les exactions des SA puis des SS ont été parfois dénoncées, alors que la guerre est perdue, montre un autre aspect de la nazification de la société : la population a connu une véritable schizophrénie en distinguant jusqu’au bout entre Hitler et les élites nazies. (Le terme est employé par Ayçoberry et par P. Burrin.)


Qu’est-ce qu’un nazi ? fait partie du cycle de conférences données à Sciences-Po.

Notes.

[1Les bourreaux volontaires de Hitler, 1996 ; Seuil 1997

[2L’exposition, en 1988 à Paris, sur les résistants allemands au nazisme, abordait cette question.

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