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Le Reflet du Mal, par Jeanne Renou

Article du 4 juin 2012, publié par PO (modifié le 5 juin 2012 et consulté 156 fois).

La Nouvelle vague fantastique : Table des matières


LE REFLET DU MAL

Jeanne Renou

L’hiver avait remplacé l’automne en ce mois de décembre. Le froid s’installa. On remplaça les vestes légères par des manteaux plus chauds. Les femmes revêtirent pantalon et bottes, abandonnant jupes et escarpins. Les enfants soufflaient dans l’air glacé pour voir apparaître un petit nuage de buée. Quelle belle saison que l’hiver avec ses boutiques de noël illuminées ! Quel bonheur de voir les enfants enchantés à l’idée des cadeaux placés sous le sapin enguirlandé !

Cette ambiance chaleureuse dissimula même une série de décès inexpliqués. On avait découvert six cadavres dans leur demeure respective. Tous avaient eu une mort paisible, en lisant un journal, en regardant la télévision... Une chose m’intriguait pourtant : l’âge des défunts, ils avaient tous vingt-trois ans et leur situation financière était pour tous irréprochable, ils étaient riches, très riches. Et si j’étais le prochain ?

Moi aussi j’avais vingt-trois ans et étais immensément riche, mon métier de directeur de banque m’avait enrichi, possédant déjà une grosse fortune familiale. Je réfléchissais à cela, je me posais toute ces questions qui puisent dans votre santé, toutes ces questions qui vous empêchent de manger, de dormir, de rire, qui vous empêchent de vivre... En effet, je ne me nourrissais plus que de charlottes aux fraises que préparait ma charmante cuisinière et ne buvais que du café.

Un matin particulièrement glacé, après avoir couru quinze kilomètres pour me détendre, je trouvai un gros colis sur mon lit. Je le tournai, le retournai pour trouver une carte, où serait indiqué le nom de l’expéditeur. Je descendis voir ma secrétaire (j’habitais dans un hôtel particulier à Paris) pour lui demander si elle savait qui était à l’origine de ce paquet. Elle me répondit qu’elle n’en savait rien et qu’elle l’avait simplement trouvé sur le seuil de la porte principale. Après maintes heures de réflexion, je me décidai enfin à ouvrir ce colis mystérieux. A ma grande stupeur, je découvris un miroir. Un miroir orné de pierres précieuses. Un miroir où l’on se voyait tout entier. Je mis alors l’objet dans ma chambre, au pied de mon lit. Le reste de la journée fut sans histoire et je restai tout le jour dans mon jardin. Ce ne fut que le soir que je pris le temps de me regarder dans mon miroir divin. Celui-ci reflétait une image de moi magnifique, effaçait mes cernes, mes rides au coin des yeux ; effaçait la moindre petite tache sur mon visage... Je pris donc beaucoup de plaisir à m’y regarder et le fis souvent.

Les jours suivants je fus fatigué, très fatigué, vidé de toutes mes forces. Je restai couché quatre jours et ne pus donc pas me regarder dans mon miroir. Lorsque je fus enfin sur pied, j’essayais de ne pas trop me regarder, craignant de devenir trop narcissique. Mais je n’y résistais pas, j’étais attiré vers lui comme vers un aimant. Une force invisible nous tenait rapprochés, nous forçait à ne pas nous séparer.

Je m’énervai, criai après le personnel que j’aimais tant pourtant. Je restai des heures seul dans ma chambre ou mon bureau. Pendant ces heures d’exil, j’évacuai ma colère, j’essayais de paraître calme et reposé en public mais non, je n’y parvenais pas. J’avais en moi une telle fureur que je ne pouvais me contenir. Inquiet, je consultai de nombreux médecins qui me proposèrent des cachets, des sirops et toutes sortes de pilules mais cela n’y faisait rien. Un jour, un psychologue me dit que je devrais me rendre sur le lieu d’un crime, d’un décès, pour me rendre compte de l’horreur du monde afin de m’enlever toute colère.

Je suivis ses conseils et me rendis sur le lieu d’un des six décès. C’était une maison magnifique à Fontainebleau. Elle était à la fois moderne et chaleureuse. Le cadavre de M. Doraint était encore dans son cercueil ouvert. L’enterrement devait avoir lieu le lendemain. Je l’observai longuement, sous toutes les coutures. Comme pour trouver un indice sur sa mort que personne sauf moi n’aurait trouvé. Pendant vingt minutes je regardai, jusqu’à ce qu’un reflet m’aveuglât pendant un court instant. Je trouvai alors un petit bout de miroir dans la poche de la veste du mort. Un miroir ! Mon miroir ! Quelle horreur ! Ainsi c’était vrai, j’étais le prochain, ainsi était la volonté de cet objet maléfique !

Je rentrai vite chez moi et me ruai dans ma chambre, encore tremblant à cause de l’horrible vérité de ma mort prochaine. Je venais de voir mon destin : la mort. J’examinai mon miroir en tous sens et découvris ce que je cherchai : un petit morceau manquait à mon miroir, un petit morceau identique à celui de M. Doraint. J’essayai de me raisonner : un miroir ça ne peut pas tuer, c’est impossible !

Non, cela n’était que le fruit de mon imagination. Ce n’était qu’une coïncidence. Je devais être victime d’hallucinations, étant débordé par mon travail. Je décidai alors de ne plus résister et de m’admirer dans mon miroir.

Peu après cette sage résolution, je tombai malade, très malade, malade à ne plus en pouvoir marcher, à ne plus pouvoir manger. Malade à en être devenu faible, très faible. Faible à ne plus être capable de penser, faible à ne plus pouvoir parler. Faible à ne plus pouvoir rêver. Je sombrai lentement dans des abysses profonds et le personnel s’en inquiétait gravement. Ils voyaient pourtant tous (ou faisaient comme si ils le voyaient) le bout du tunnel se rapprocher de moi. Mais je le savais moi, je savais que j’étais condamné. Je savais que je ne pouvais plus sortir de cet enfer. Mais un jour, un souffle m’arriva dans la gorge, il m’insuffla l’envie de vivre. Mon destin se transformai-il ? Je me levai, le bonheur était là, pour moi, enfin accessible. Je mangeai comme un ogre et retrouvai une santé normale mais je sentais que la folie s’emparait de moi. Je devenais fous, j’en étais certain : je faisais des choses sans m’en rendre compte, je parlais aux objets, je tenais de longs discours incohérents.

Je semblai débarrassé de toute colère mais j’avais peur, j’avais très peur, j’étais mort de peur, ce qui s’appelle avoir peur. Je craignais la folie qui me gagnait peu à peu. Je m’étais même offert une arme, pour exterminer quelque individu voulant se glisser dans ma chambre afin d’absorber mon âme. Je devins fou, fou à lier. La folie m’occupait entièrement, mes idées n’étaient que brouillon. Et il y avait ce miroir qui m’attirait, ce miroir qui m’empêchait de vivre. Je me mis à tirer sur les objets, eux dépourvus de culpabilité. Je tirais sur les tableaux, sur les bibelots et un jour je décidai que le miroir encombrait la pièce et ma vie. Je pris donc une belle cartouche recouverte d’or, visai le centre du miroir et appuyai sur la détente. La balle traversa la pièce lentement, très lentement, jusqu’à heurter le miroir. Au moment où la balle toucha l’objet divin, ce fut pour moi une deuxième naissance, j’eus juste le temps de hurler ma joie de vivre que je vis la balle se retourner vers moi et cette fois à la vitesse de la lumière, jusqu’à heurter ma poitrine, jusqu’à aller se cacher dans mon cœur, jusqu’à me laisser pour mort, étendu dans la pièce, mon âme envolée. Mais, avant de m’éteindre dans le sommeil profond de la mort, j’entendis une voix tonitruante :

— C’était moi, tu m’entends ! C’était moi qui t’ai enlevé tes forces, c’est moi qui t’ai rendu malade, qui t’ai rendu fou, c’était moi, l’objet de toutes les convoitises ! J’ai accompli ma mission. Il ne reste plus de ces nouveaux-riches capricieux dans notre belle ville ! Je m’en vais désormais...vers un autre pays, vers une autre ville, là où les gens sont joyeux et heureux de vivre !

Puis, le silence, les abysses aussi sombres et froids que dans mon imagination...

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