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Le Pendule de Foucault
nouvelle de Baptiste Xirau, 3e2
Nouvelle publiée dans Les Cahiers de l’École alsacienne, 74, décembre 2013.
« D’une rencontre bizarre… »
Ce jour-là, tôt le matin, un élève, parmi six-cents autres, se rendait à son collège. Blond qui paraissait châtain sous un ciel gris, il était enveloppé dans un manteau gris et épais, avec un sac noir sanglé à ses épaules. Et manifestement, la puberté faisait son œuvre sur lui, à en juger par la constellation « d’étoiles » rouges sur son visage.
Il était seul, et ne parlait qu’avec quelques professeurs. Il était passionné de lecture, mais pas de n’importe quels livres : il était captivé par l’Histoire, au point d’y passer tout son temps, comme un « geek », ou comme un « no life » qui ne pouvait plus vivre que dans des histoires terminées. Mais aujourd’hui, il allait en sortie au Panthéon et au jardin du Luxembourg, pour toute la journée. Il avait seulement un cours de mathématiques avant de partir.
Il arriva devant sa salle de classe. Il vit, à travers une vitre, que son professeur s’apprêtait à ouvrir la porte. Il décida alors de se mettre en rang à coté du mur ; cependant il fut obligé de se placer à la fin du rang, car personne ne voulait se mettre avec lui. Le professeur, un homme d’une soixantaine d’années, avec un crâne quasiment chauve, ouvrit alors la porte, et il entra.
Le cours parut assommant au jeune garçon. D’ailleurs, toutes les matières scientifiques étaient, pour lui, source d’ennui. Il appartenait à ces élèves que l’on nommait « littéraires ». Il n’avait compris aux nombres que le minimum nécessaire pour passer dans la classe supérieure, jusqu’à celle-ci. Lorsque la sonnerie retentit, il rangea ses affaires dans son sac noir et s’apprêta à sortir. Mais alors qu’il passait devant le professeur, ce dernier lui demanda de rester quelques instants. Il lui dit :
— Mathieu, j’ai regardé vos résultats ces derniers jours. Il faudrait songer à travailler désormais (il appelait toujours les élèves par leur nom de famille – en l’occurrence, son interlocuteur se nommait Clément Mathieu).
— Monsieur, je travaille ! s’indigna l’élève. Cependant je n’arrive pas à m’intéresser aux nombres. Ils me font tourner la tête.
— Eh bien, travaillez tout de même. On arrive à tout grâce à l’effort.
Clément soupira, puis prit congé de son professeur. Il se rendit alors dans le hall d’entrée du collège, point de départ pour la sortie prévue.
La classe se rendit au Panthéon. Le professeur ne manqua pas de leur dire qu’ils devraient préparer une rédaction sur les grands hommes enterrés dans ce monument. Cette annonce provoqua une vague de mécontentement parmi les élèves, et ils se dispersèrent peu à peu pour visiter l’endroit. Clément Mathieu, lui, était très content : il y avait enfin, là, un sujet intéressant pour lui…
Il partit au hasard dans une direction, mais n’alla pas loin : un camarade avait, afin de se soustraire à son ennui, sans doute, tendu son pied devant ses jambes et il s’étala de tout son long sur le sol marbré, sous les rires moqueurs des témoins. Rouge de honte, il se dirigea très vite vers les caves du Panthéon.
Il visita rapidement le lieu, en reconnaissant les tombes de Marie Curie, d’Alexandre Dumas et d’autres grands, tant de noms qui lui rappelaient ses lectures. Bref, le bonheur pour lui. Il vit alors une sphère métallique accrochée à un câble d’acier, qui oscillait inlassablement sur son axe : le Pendule de Foucault. Il ne l’avait pas remarqué d’emblée, à cause de sa précipitation à descendre aux sous-sols. À sa vue, Clément Mathieu cessa toute activité et le contempla fixement, debout, ses yeux tournant au même rythme que le pendule. Il resta presque une heure comme cela, sans bouger, jusqu’à ce que le professeur d’Histoire rappelle la classe et le sorte de sa rêverie, car c’était la fin de la sortie.
« …de quelques bizarres résultats. »
Le lendemain, j’essayai de m’atteler à la rédaction du sujet sur le Panthéon que le professeur d’Histoire nous demandait pour la semaine suivante. Mais aucune idée ne venait. Je ne faisais que patienter devant ma copie, vide de tout mot, à contempler le blanc de la feuille. Étrangement, Marie Curie, Victor Hugo et les autres habitants du Panthéon m’ennuyaient considérablement. Cette sphère métallique, accrochée à son câble d’acier tendu par le poids, occupait toutes mes pensées. Un peu comme un amant passionné, qui attend impatiemment que le temps passe pour courir rejoindre sa maîtresse adorée. J’en étais presque à croire que c’était vrai. Cet orbe poli, qui exécutait inlassablement le même et unique numéro de trapèze, m’attirait. J’avais envie de le prendre dans mes mains, de le toucher, de connaître chaque détail de sa perfection qui, pour moi, était un fait absolu. Mais bien plus qu’un désir charnel, j’avais le besoin irrésistible d’aller le contempler, ce Pendule, cette sphère et son éternel balancement, au dessus de son cadran, sur lequel étaient posés vingt-quatre bâtonnets de plastique. Cette pensée ne m’avait même pas effleuré : cet objet de métal, ce Pendule de Foucault, c’était ma drogue.
Je suis donc retourné au Panthéon. À l’entrée, le gardien a cru me reconnaître ; il a aussitôt poinçonné mon ticket et je suis entré. J’avais amené un sac de toile rouge, plutôt vaste, et, dedans, j’avais placé une chaise pliante. Je l’ai sortie, et me suis assis dessus. D’ailleurs, quelle autre utilité pour une chaise ? J’ai contemplé le mouvement perpétuel de l’objet pendant tout ce qui me restait de l’après-midi. Les gens me regardaient étrangement. Beaucoup se seraient lassés à cette activité passive. Étrangement, pas moi. Je ne veux pas dire par là que je suis un être hors du commun. Cependant, j’avais une impression très particulière en regardant ce pendule : j’avais l’impression que son mouvement dispersait les sombres et épais nuages qui entourent les mystères de la vie ; qu’il laissait entrevoir, peu à peu, une lumière de plus en plus étincelante, au fur et à mesure qu’elle perçait la pénombre. Cet éclat agissait comme une traction irrésistible vers son centre ; mes pensées n’y résistaient pas. La lumière était toute puissante, elle était le diamant pur que l’on trouve au fond de la sombre mine perdue, que les pauvres et les enfants cherchent à l’intérieur. Une sorte de « trou blanc », le premier du genre, spatial, comme émotionnel, qui renfermait quelque chose en son centre. Une merveille, j’en étais sûr. Une merveille que je voulais à tout prix.
Je revins le jour d’après, et le surlendemain. Je n’étais pas allé en cours ; j’étais trop obnubilé par cet orbe pendulaire. Mes parents ne remarquaient rien : je partai et revenai à l’heure à laquelle ils s’attendaient. Ils s’apercevraient de mon étrange manière d’aller au collège, sûrement. Le gardien du Panthéon ne m’avait toujours pas reconnu, apparemment, à en juger par le regard qu’il me jetait à chaque fois que je passais devant lui. Je me suis retrouvé devant l’éclat pour la quatrième, ou la cinquième fois, je ne sais plus. Et je ne sais pas trop ce qui s’est passé ensuite. Le trou de lumière m’a happé, et je me suis évanoui.
Lorsque je me suis réveillé, j’étais allongé sur un lit d’hôpital dans une chambre à l’ambiance aseptisée. L’infirmière qui, apparemment, s’occupait de moi, était alors arrivée. Je lui ai demandé ce qui s’était passé en bafouillant. Elle a répondu en souriant que, selon le gardien et certains touristes du Panthéon, je m’étais levé et j’avais couru droit sur le pendule. Je m’étais alors violemment cogné le front sur la sphère métallique, qui avait perdu son mouvement perpétuel si parfait. « En tout cas, a-t-elle dit, vous allez avoir une belle bosse ! ». C’est ça. Une belle bosse.
Je suis revenu quelques jours plus tard au collège avec un bandage autour de la tête. Cela faisait impression ; j’étais devenu la personne la plus intéressante de ma classe. Quant à la bosse en elle-même, elle m’avait fait l’effet d’une douche froide à propos du pendule. Celui-ci m’attirait moins qu’il ne me dégoûtait : l’éclat s’était éteint comme une bougie sous le souffle d’un enfant. D’ailleurs, je n’ai parlé à personne de l’histoire du pendule. Je ne tenais pas à me faire suivre par un psychologue !
Mon professeur de mathématiques était toujours aussi intransigeant : il avait posé une interrogation pendant mon coma (qui, cela dit en passant, ne m’avait laissé aucune séquelle), et voulait me la faire passer comme les autres. Mais dans son immense pitié, il m’a accordé un délai d’un jour pour travailler. J’ai donc passé toute ma soirée à réviser mon cours sur les racines carrées. Même mes parents, qui avaient décidé de me faire des remontrances à propos de mes fuites, ont reporté leurs réprimandes et m’ont aidé à réviser. Pendant que mes camarades suivaient le cours du professeur, je faisais mon interrogation. Les questions m’ont semblé bien plus faciles que d’habitude. D’ordinaire, je sentais mes pensées se brouiller, et mon cerveau se liquéfier un peu plus à chaque question. Quand je trouvais une réponse, c’était au prix d’une réflexion et d’un travail laborieux. Mais là, les solutions venaient naturellement. Mon stylo-plume glissait aisément et sans trembler sur ma feuille. Et lorsque je quittai la salle, ce fut la première fois que j’en sortis vraiment confiant.
Le lendemain, mon professeur me rendait ma copie. Dix-neuf, dit-il. Visiblement, vous avez beaucoup travaillé en une journée. J’ai même été surpris. Il passa sa main sur son crâne dégarni.
— C’est la première fois que vous avez la « bosse des maths » depuis le début de l’année. C’est peut-être dû à cette bosse – il désigna mon bandage, puis pouffa de rire.
Quant à moi, je me contentai de sourire.
— Oui. La bosse des maths, c’est ça.
Et depuis ce jour, j’eus beaucoup plus de bonnes notes dans toutes les matières scientifiques. Je ne sais pas si la bosse du pendule en est responsable… Mais en tout cas, je me sens mieux, désormais…
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