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Avec nous Michel Tournier (1983)
Cahiers de l’EA, 46, 1983
Durant l’année 1983, trois élèves de Première qui avaient, dans le cadre du travail autonome, choisi d’étudier un roman de Michel Tournier, Gaspard, Melchior et Balthazar, ont eu l’heureuse idée de lui demander une interview et l’heureuse chance de la voir accorder immédiatement. Ceux qui avaient choisi Balzac commencèrent alors à avoir quelques regrets...
L’entretien ne fut pas sans affinité avec le sujet de « mini-mémoire » de nos trois Alsaciens (Le personnage de Taor, prince de Mangalore, quatrième Roi Mage »), puisqu’il fut d’abord placé sous le signe du sucre. Comme dans le roman, l’auteur initia nos trois élèves à cette confiserie orientale qu’est le rahat-loukoum à la pistache (venu non « des confins du couchant » mais d’un très bon traiteur parisien). Comme dans le roman aussi, l’on ne se borna pas, cela va sans dire, à « des perspectives pâtissières », puisque ces prémices sucrées furent suivies de réflexions intéressant le domaine de la création artistique, de la politique, de la métaphysique.
On en pourra juger par quelques extraits.
L’ÉCRITURE DE MICHEL TOURNIER
Sources d’inspiration. Michel Tournier et les mythes.
Nous aimerions savoir pourquoi vous êtes parti des Rois Mages ?
Je vais vous raconter l’origine de Taor. Il y a bien des années que j’avais dans un tiroir un dossier qui s’appelait « Les Rois Mages », Gaspard, Melchior et Balthazar. Je racontais l’histoire des Rois Mages : Gaspard était un roi amoureux d’une blonde, Melchior, un jeune prince chassé de son royaume, Balthazar un amoureux de l’art, qui se heurte à l’interdiction des images de sa société.
L’amour, le Pouvoir politique et l’Art. Et cela dormait dans mon tiroir, car au fond cela ne m’excitait pas tellement. Et alors là je suis précis : le 6 janvier 1979, à 6 heures 55 du matin, je prends la radio allemande. Tous les matins sauf les dimanches, un émetteur allemand diffuse une petite méditation religieuse, généralement faite par un pasteur protestant à sept heures moins cinq. C’est l’heure où je commence à écouter la radio et ce matin-là, parce que c’était le 6 janvier, jour des Rois Mages, le brave Monsieur dit que les Rois Mages ne l’intéressent pas beaucoup, sauf le quatrième, qui est parti de plus loin que les autres et qui est arrivé en retard à Bethléem, qui a cherché Jésus trente-trois ans partout et qui ne l’a trouvé que le Vendredi saint à Jérusalem sur la Croix... Je n’ai fait qu’un saut pour lui écrire : il m’a répondu et m’a donné les sources : un Allemand et un Américain essentiellement. L’Américain est mort ; j’ai écrit à l’Allemand, il m’a répondu que, selon lui, c’était une légende d’origine russe. Voilà d’où tout est parti et à ce moment-là je me suis intéressé à ce sujet.
J’ai souvent dans mes tiroirs des sujets qui dorment et qui ne m’intéressent pas assez pour que je m’y mette et qui attendent la chiquenaude qui va les réveiller et les faire démarrer.
Je suis donc parti d’une légende que je n’ai pas inventée. En général je respecte la règle du jeu que j’adopte. Par exemple, dans Vendredi, je respecte l’essentiel de l’histoire de Daniel Defoe. Je ne vais pas m’amuser, comme l’ont fait tous les autres, à faire que Vendredi soit une vahiné capiteuse avec qui Robinson a des amours tumultueuses, ou que Robinson soit transformé en jeune fille, comme dans Suzanne et le Pacifique de Giraudoux. Moi, je respecte l’essentiel de mon histoire.
Alors, je l’enrichis sans la détruire : c’est tout mon problème. Ainsi, je viens d’écrire l’histoire de Gilles de Rais et de Jeanne d’Arc : ce qui m’importe, ce sont les relations de Gilles de Rais et de Jeanne d’Arc, que l’on passe toujours sous silence quand on écrit une vie de Jeanne d’Arc. Gilles de Rais est tout juste cité. Et quand on raconte la vie de Gilles de Rais, on ne sait pas quoi faire des années passées avec Jeanne d’Arc. Moi je fais tout reposer là-dessus. Quelqu’un me dit : “Ah oui, tu vas faire que Gilles de Rais soit l’amant de Jeanne.” Mais pas du tout ! Je respecte entièrement le mythe de Jeanne, le mythe de la pucelle guerrière. Je ne détruis pas les mythes, je les éclaire par l’intérieur. Il y a encore un mythe que je vais raconter, c’est celui de saint Sébastien. Saint Sébastien : on ne sait pas grand-chose de lui, c’est un peu comme les Rois Mages. C’est-à-dire qu’il ya peu de choses sur lui dans le domaine de l’écriture, des textes et en revanche énormément au point de vue de l’iconographie. Il ya un thème formidable pour l’iconographie chrétienne avec saint Sébastien. Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point ses figurations dans l’art le rapprochent de Jésus : il est crucifié à son poteau avec des flèches, comme Jésus sur la croix.
Vous prenez beaucoup de sujets dans l’histoire ?
Pas spécialement, mais j’aime les grands sujets, je ne suis pas du genre intimiste, je ne raconterai jamais l’histoire d’un monsieur et d’une dame qui se rencontrent et qui se disputent. Cela ne m’intéresse pas beaucoup, les petites histoires privées. J’aime les grands sujets, ce n’est pas d’ailleurs un avantage. Il y a cent ans vous aviez deux écoles de peinture, vous aviez les grands pompiers qui peignaient le haut du panier et qui faisaient la retraite de Russie ou le baptême de Clovis. Et puis vous aviez Cézanne, qui faisait quelques pommes dans un compotier. Le grand peintre, c’était Cézanne. Moi, je suis plutôt du côté des grands pompiers. Chacun a ses sujets d’inspiration.
Roman et philosophie
Travaillez-vous beaucoup votre écriture ?
Je ne travaille pas tellement, c’est-à-dire que je n’ai pas des angoisses épouvantables quand j’écris. Je cherche beaucoup à coups de dictionnaires, mais c’est assez heureux pour moi comme travail. Cela dit, je n’ai jamais pu faire de poésies et jamais de chansons non plus. On m’a souvent demandé d’en écrire. Une chanson c’est de la poésie. Alors pourquoi ? Je crois savoir pourquoi : je viens de la philosophie et tout ce que je fais est déterminé par des concepts. Chez moi, l’abstrait commande, même le jeu, et les mots suivent. Alors que dans la poésie, c’est le contraire : les mots commandent et le sens suit. Et donc, si vous voulez, la démarche est absolument inverse.
Souvent quand on vous lit, on a le sentiment que vous avez commencé par bien bâtir la structure de votre livre.
Oui, absolument, et souvent même, j’écris la fin bien avant le début. Je ne dis pas que je commence par la fin, ce serait exagéré mais j’écris les dernières pages bien avant d’être arrivé aux dernières pages. Cela me permet de savoir où je vais, cela me permet aussi d’éviter ce qui se produit souvent, même chez les grands auteurs, que de ne pas savoir comment terminer ! Par exemple, si vous lisez Le grand Meaulnes, qui est un admirable chef-d’ceuvre, vraiment admirable, eh bien le début est un immense sommet et puis, plus vous avancez, plus cela descend et le résultat, c’est que quelques mois après avoir achevé la lecture, vous ne savez plus comme cela se termine, vous évacuez le mauvais souvenir des derniers chapitres. On ne se souvient que de la fête. Eh bien, pour éviter cela, il n’y a rien de tel que de commencer par la fin !
Un idéal de limpidité et de concision
Vous écrivez beaucoup pour les enfants ?
Non, je n’écris pas d’histoires pour les enfants, je cherche à écrire le mieux possible avec un idéal de concision et de limpidité et quand j’y parviens, eh bien, ce sont des livres que des enfants peuvent lire. Alors quelquefois, je m’y reprends à deux fois, je l’ai fait pour Vendredi, je l’ai fait pour Les Rois Mages. Je n’ai pas eu besoin de le faire pour l’histoire de Barbedor, qui était incluse dans Les Rois Mages. Je n’ai pas eu à changer une ligne pour que cela devienne un album illustré. Je viens de remettre à Gallimard un manuscrit de 90 feuillets dactylographiés, soit environ le tiers du livre, qui s’appellera Les Rois Mages racontés par Michel Tournier. Cela paraîtra en octobre, et c’est bien meilleur que le premier. De même que Vendredi ou la vie sauvage est meilleur que Vendredi ou les limbes du Pacifique, selon moi.
METAPHYSIQUE - POLITIQUE - ENGAGEMENT
Un roman d’éducation
On a l’impression, au début de l’histoire de Taor, que vous êtes très ironique, que vous vous moquez de lui...
Oui, il est touchant, un peu bête, attendrissant, il ne sait rien, il va apprendre. C’est un roman d’éducation. Il va apprendre durement, sévèrement. C’est le bon jeune homme qui s’en va plein d’illusions dans la Nature et il lui arrive des bricoles. Voyez Gil Blas de Lesage, qui se fait voler son argent dès le premier soir.
Le Destin et Dieu
On a également l’impression qu’il y a comme un destin qui guide Taor, que tout est prévu...
C’est cela. Taor, c’est celui qui a un destin. Ils ont tous un destin. Moi, je tiens beaucoup à l’histoire du destin. Je parle du destin dans Le Vent Paraclet. Vous chercherez au début du chapitre intitulé Les Météores, ce que c’est qu’avoir un destin.
Le destin c’est Dieu ?
Le destin c’est une vieille histoire. Quand c’est Dieu, cela s’appelle la Providence.
Pour les gens qui n’ont ni Dieu ni destin, c’est le hasard. Quand ils n’ont ni Dieu ni hasard, c’est... cette espèce de force impersonnelle qui les guide et qui donne une logique à leur vie... Et puis, il y a la destinée, c’est encore autre chose...
Croyez-vous en Dieu ?
Il s’agit de savoir si c’est le Dieu de l’histoire sainte, assis sur un nuage avec une grande barbe, ou celui de Spinoza. La question se pose, c’est certain. Pour moi, il n’y a pas de livre plus important que les évangiles.
Dans votre livre Dieu apparaît comme celui qui apporte à l’homme la réconciliation intérieure.
Il n’est pas tellement question de Dieu dans mon livre, il est question du christianisme. Jésus apporte des solutions à chacun : la solution de Balthazar, l’esthétique ; la solution de Gaspard, l’amour ; la solution de Melchior, la politique, et la solution de Taor, la nourriture : l’Eucharistie et le sacrifice. Il s’agit plutôt de Jésus que Dieu...
De la solution hérodienne à la solution démocratique
Quand Hérode parle, on a l’impression qu’il est sincère.
Oui, je me suis beaucoup occupé d’Hérode pour écrire ce livre. Finalement on ne le trouve pas tellement antipathique, il est tout à fait à plaindre, il était dans une situation effroyable, politiquement coincé entre les Romains et les Juifs ; il n’a pu réussir que parce que il n’était pas vraiment juif... D’ailleurs, il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé après lui : à partir du moment où de vrais Juifs, des intégristes, ont pris le pouvoir cela a conduit à la destruction du temple de Jérusalem, à des massacres épouvantables et à la diaspora. Lui, était l’interlocuteur idéal entre les Romains et les Juifs ; il avait trouvé une solution parfaite : pour les Romains il disait : « Je suis romain" ; pour les Juifs il disait : « Je suis juif ", et ça marchait !
Est-il toujours calculateur ?
Mais un homme politique, comment voulez-vous qu’il ne calcule pas ?
Lui, a été révulsé par ces événements ; il n’avait pas compris ce qu’était le pouvoir, que le pouvoir a les mains sales. Vous connaissez le mot de Saint-Just au moment du procès de Louis XVI : « On ne gouverne pas innocemment ! "
Si vous comparez Hérode à Néron, Jules César ou parmi les modernes à Staline, à Hitler... c’est toujours la même histoire : le pouvoir par le crime, il n’y a rien à faire contre cela ; ce qui est admirable c’est qu’on ait inventé la démocratie, qui a l’air de pouvoir résoudre le problème, non sans bavures, mais ce n’est pas si mal ; la démocratie c’est de pouvoir éliminer la violence de la vie politique, c’est la métamorphose de la violence matérielle en violence verbale : on s’insulte, mais on ne s’assassine pas, c’est déjà un progrès !
L’engagement de l’écrivain
Vous intéressez-vous à l’actualité ?
Oui, je m’y intéresse beaucoup. Je ne me manifeste pas dans ce domaine car j’estime que ce n’est pas mon métier et qu’il n’y a aucune raison pour que je me serve des moyens qui sont mis à ma disposition à la radio et à la télévision ou dans la presse pour faire autre chose que mon métier d’écrivain. Mais rassurez-vous, je m’y intéresse beaucoup. Ainsi, hier, j’ai déjeuné avec M. Mitterrand, avec d’autres écrivains, nous étions cinq et je vais faire la préface d’un livre de photographies qui va lui être consacré et qui va paraître chez Flammarion. Le problème des relations entre l’écrivain et le pouvoir m’intéresse hautement, mais j’estime que je ne dois pas m’imposer sous prétexte que je peux téléphoner à un journal pour passer un article ou pour passer à la radio pour lire quelque chose. Je ne suis pas une espèce de gourou.
Quels sont vos rapports avec vos personnages ?
Eh bien, je ne suis aucun personnage. Si vous voulez, pour prendre un grand exemple, j’ai des rapports avec mes personnages comme Molière avec les siens. C’est-à-dire que Molière n’est aucun de ses personnages. On a dit que Molière était Alceste ; ce n’est pas vrai, il est tout aussi bien Philinte et Célimène. Il doit être tous ses personnages. Je suis dans la peau de tous mes personnages les uns après les autres, y compris les animaux et je n’ai aucun personnage qui soit mon porte-parole.
A suivre
Avez-vous un livre en projet ?
Celui que j’ai interrompu pour écrire Les Rois Mages, et qui a beaucoup de mal à se réveiller ! Il s’appelle La Goutte d’or, et c’est l’histoire d’un travailleur immigré qui vient à Paris. Une espèce de Vendredi à l’envers, c’est-à-dire que ce n’est pas Robinson qui va chez Vendredi, mais c’est Vendredi qui vient chez Robinson !
Il y a, je vous l’ai dit, un Gilles de Rais et Jeanne d’Arc. C’est un petit livre qui est presque fini, mais je n’arrive pas à le mener jusqu’au bout !
Vous lisez ?
Naturellement je lis. Dans mon livre Le Vol du Vampire, qui est un recueil d’études littéraires, il y a beaucoup d’études qui concernent les écrivains non seulement contemporains mais plus jeunes que moi. Oui, je lis les autres et je les juge, mais non pas par rapport à moi. Par exemple, je crois que Le Tambour de Gunther Grass est un très grand roman,.. que Patrick Modiano, Pierre-Jean Rémi, que Marguerite Yourcenar, Albert Cohen, Julien Gracq sont de très grands écrivains. Mais ne me demandez pas de les situer par rapport à moi ! C’est à eux qu’il faudra poser la question !
Mais votre idéal ?
Mon idéal, c’est Le Chat botté, c’est Peau d’Ane. Je considère Perrault comme le plus grand écrivain français. Je donnerais toutes les tragédies de Racine, de Corneille pour Le Chat botté !
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A la suite de cette entrevue, Michel Tournier a accepté de venir à l’École alsacienne pour satisfaire à la curiosité des élèves des cinq classes de Première, public averti s’il en fut puisque cinq mini-mémoires étaient consacrés à son oeuvre : outre celui sur Les Rois Mages, deux concernaient Vendredi, un Le Roi des Aulnes, un Les Météores.
Cahiers de l’Ecole alsacienne, n° 46, 1983
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