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Le premier bal (1963)
Cahiers de l’EA, 5, 1963
Le premier bal
Ce doit être vers 1890 qu’eut lieu le premier bal de l’École alsacienne. Je ne puis en certifier la date avec exactitude, mais je puis en faire une description très fidèle et les lecteurs de « Sang-Neuf » pourront d’autant mieux me suivre que les lieux où cela s’est passé n’ont pour ainsi dire pas changé.
En effet, ce premier bal eut lieu dans la salle de gymnastique qui, à cette époque, était parée de tous les agrès classiques : trapèze, barre-fixe, échelle de corde, tremplin, et dont le sol était couvert, pour amortir les chutes, d’une épaisse couche de sciure de bois. On eut l’idée de décorer richement la salle et d’établir un solide plancher pour la danse. La fête fut très brillante, mais les valses et les joyeux quadrilles firent monter du sol une insidieuse poussière mêlée de sciure qui, vers le matin, commença à se déposer sur toutes choses et, en particulier, sur les généreux décolletés en usage à l’époque.
Dès l’année suivante, on se résolut à débarrasser entièrement le local de la sciure. Pour cela, on construisit dans la cour de la section élémentaire une sorte de soute où elle fut entassée. Le succès fut cette fois si éclatant que, dès l’année suivante, on décida de construire, dans une partie de la cour du milieu, une nouvelle salle ayant approximativement les mêmes dimensions et le même aspect que la salle du gymnase, dont les portes démontées allèrent rejoindre la sciure dans son coin. Ainsi l’ensemble prit-il son aspect définitif, tel que j’ai pu le voir.
Les invités arrivaient par la porte de la rue Notre-Dame-des-Champs et se trouvaient en face d’un long couloir bien clos, où le toit de tôle ondulée et les colonnettes de fonte étaient dissimulés par de jolies tentures.
Au niveau de la première cour, on trouvait, sur sa droite, le vestiaire ; puis on pénétrait dans les vastes « salons » aux murs tendus de velours cramoisi. Tous les coins et l’orchestre étaient abondamment garnis de ces plantes vertes, si chères à cette époque, tandis que des plafonds faits d’une étoffe blanche tendue horizontalement, pendaient de grands lustres, avec toutes leurs bougies allumées.
Mais, me dira-t-on, si vieux que vous soyez, nous ne nous expliquons pas qu’il y a soixante et dix ans vous ayez été d’âge à assister à un bal ?
Ici, il me faut évoquer quelques souvenirs d’enfance. Mon père, qui était alors sous-directeur, avait, dans l’immeuble du n° 109, une dizaine de pensionnaires de tous âges, dont quelques-uns étaient mes camarades de classe et de jeu. Je n’ai pas besoin de vous dire que, pendant les jours que duraient les travaux, notre curiosité était singulièrement aiguisée. Or, la nuit du bal, tout notre petit groupe se levait avant le jour et, subrepticement, allait regarder par les fentes des tentures la fin de la fête qui atteignait alors un entrain endiablé.
Un jour, une danseuse nous aperçut ; on nous entraîna dans la salle ; une de mes tantes me reconnut avec amusement, les belles dames nous firent danser : nous étions dans le ravissement. Ajoutez à cela que les serveuses du buffet laissaient sur place, en s’en allant, toutes les glaces et sorbets à moitié fondus, devenus inutilisables pour elles, mais non pour les jeunes gourmands que nous étions.
Le lendemain, à la grande table du déjeûner, quand les « grands » et mes parents relataient les différents détails de la fête, nous nous jetions entre nous des regards complices et triomphants. Une année, en particulier, tout le monde parlait avec admiration du col « Médicis » porté par la petite-fille de George Sand, Aurore, mariée à un ancien élève de l’École. Eh bien ! ce col, qui évoquait si hardiment l’époque de la Renaissance, nous l’avions vu. Et, lorsqu’il y a quelques années, est morte à Nohant la charmante vieille dame qui était, paraît-il, devenue Aurore Sand, mon regret fut vif de ne jamais avoir eu l’occasion de la connaître et de lui dire la profonde impression que son apparition avait faite, il y a plus d’un demi-siècle, sur les yeux éblouis d’un garçon de dix ans.
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