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Tangui Reltgen : Amitié mortelle

Année 2012/13 • Collège

Article du 6 juin 2013, publié par PO (modifié le 6 juin 2013 et consulté 308 fois).

Amitié mortelle

Je regarde à nouveau les murs de ma cellule. Des murs lisses, noirs et glacés. Une mince fenêtre, grossièrement découpée dans la meulière, laisse filtrer un faible rayon de lune qui éclaire doucement mon visage. Un visage meurtri, couvert d’ecchymoses et de plaies. J’ai vendu chèrement ma peau.

J’essaie un instant de bouger. Impossible. A chaque mouvement, une douleur lancinante me traverse, tel un poignard d’acier. Mon corps est inerte, immobile, mais il me reste encore mon esprit. Mon esprit qui me permet de penser. De me rappeler que deux mois de lutte contre le froid, la faim et la peur ont été réduits à néant en une seule nuit. Pourtant, au fond, cela m’importe peu. Je sais bien ce qu’ils feront de moi demain. Ils m’emmèneront dans leurs camps. Comme mes parents avant moi. Je mourrai comme eux sont sans doute morts. Gazé, brûlé, torturé, je finirai par les rejoindre. Ce calvaire prendra fin. Ce n’est pas cela qui me tourmente. Ce qui me blesse, me détruit, m’aiguillonne au plus profond de mon être, c’est cette trahison. J’ai été trahi par un ami. Mon seul et unique ami. Celui qui m’a aidé à survivre, qui m’a hébergé, au risque d’être arrêté et exécuté avec toute sa famille pour collaboration avec l’ennemi. Celui qui m’a apporté un peu de réconfort pendant que je pleurais la perte de mes parents. C’est cet ami qui m’a dénoncé. Pourtant, je ne peux pas lui en vouloir. Ils savaient que Tom me cachait chez lui. Eux. Ceux qui ont tué mes parents. Les nazis. Ces hommes-là. Pourquoi tant de haine ? Combien de familles ont-ils déchiré ? Comment cette folie a-t-elle pu survenir ?

Cela fait seulement quelques heures qu’ils m’ont enfermé ici, mais j’ai l’impression d’être dans cette cellule depuis des jours. Le souvenir des dernières heures c’est déjà estompé, perdu au fond de mon esprit. Avec quelques efforts, je pourrais sans doute le faire remonter, mais c’est trop douloureux. J’essaie de ne pas y penser, mais il remonte. Lentement. Tel l’étrave d’un bateau fendant la brume. Le voila. Il envahit progressivement mon cerveau. La cellule s’efface autour de moi. Je ferme les yeux. L’horrible scène vécue précédemment se redéroule devant moi.

Le soleil venait tout juste de se coucher et, comme chaque soir, assis sur le minuscule matelas de la remise du jardin où je passais clandestinement mes journées, je l’attendais. « Il ne devrait pas tarder à arriver », pensais-je. Avec le couvre-feu récemment instauré, plus personne ne pouvait circuler librement entre le coucher et le lever du soleil. Par mesure de sécurité, disait-on. Mais la plupart des gens avaient bien conscience qu’il s’agissait en fait d’un moyen de contrôler les gens et leurs déplacements. Grâce à cela, les nazis pouvaient limiter le marché noir et surtout, le pire fléau que les Allemands avaient rencontré depuis qu’ils avaient occupé la France : la Résistance. Le grincement de la porte me tira soudainement de mes pensées. Il était là, sur le seuil de la porte, tenant à la main un plateau en bois sur lequel reposaient les maigres provisions qu’il avait récupérées durant la journée. Comme chaque soir, je me confondais en remerciements, tout en sachant que, si un jour, il était pris à voler de la nourriture, s’en serait fini de lui et de moi par la même occasion.

— Alors, Tom, le pressais-je d’une voix inquiète. Que se passe t’il de nouveau dehors ?

— Rien, me répondit-il. Ils multiplient les patrouilles et les contrôles. C’est cela qui m’inquiète. Si un jour ils te découvraient...

— Ne sois pas si pessimiste. Cela fait maintenant trois semaines que je suis ici et il ne c’est jamais passé grand-chose de dangereux.

— Tu sais David, je ne pense pas que cela dure longtemps. Un jour, ils fouilleront la maison, et tu ne pourra plus fuir comme avant. La France a coopéré. Les Allemands contrôlent tout. Ils ont la Police et le gouvernement sous leur coupe.

— Écoute Tom, le coupais-je brusquement, je sais ce que tu as fait pour moi. Je sais aussi ce que tu risques s’ils me trouvent. Tu seras exécuté et ta famille avec toi. Je n’ai pas envie de perdre un ami comme toi. Je partirai demain s’il le faut.

Je fus brusquement interrompu par des coups sourds frappés au portail. Une voix hurla :

— Patrouille de nuit ! Veuillez ouvrir immédiatement. Nous devons fouiller la maison.

Le visage de Tom blêmit.

— Cache-toi ! ordonna-t-il d’une voix tremblante. Il sortit une clef de sa poche, ferma la porte de la remise et sortit en courant pour ouvrir le portail. Sa mère était déjà sur le perron. En voyant son fils, elle s’exclama :

— Tom, où étais-tu ? Cela fait un quart d’heure que tu es sorti dans le jardin. Qu’as-tu été faire dans la remise ?

— Rien, répondit Tom. J’avais simplement besoin d’être seul.

— Eh, là dedans ! s’impatienta un des soldats dehors. Ouvrez ou on enfonce la porte !

— J’arrive tout de suite, Messieurs, cria la mère de Tom.

Collé contre le bois dur de la porte, j’écoutais, l’oreille tendue. J’entendis la porte s’ouvrir et les soldats entrer dans la maison. Puis, plus rien. Un silence de mort s’était abattu dehors. Je n’entendais pas le moindre bruit. Ce silence m’inquiétait. Peut-être m’avaient-ils découvert ? Mais non, David, me rassurais-je. S’ils avaient voulu te chercher, ils auraient déjà défoncé la porte de la remise et t’auraient déjà embarqué. Peut-être s’étaient-ils trompés de maison ? Oui, c’était sans doute cela. Tom était sûrement en train de raconter à sa mère qu’il devait retourner dans la remise car il y avait oublié ses gants. D’ailleurs, j’entendais des pas qui se rapprochaient. La clef cliqueta dans la serrure et la porte s’ouvrit brusquement. C’était bien Tom. Mais il n’était pas seul. Une demi-douzaine de soldats en uniforme noir se tenaient devant la porte. Deux “S” dorés étaient brodés sur leurs épaulettes.

Derrière eux, les parents de Tom, terrorisés, étaient maintenus fermement par deux hommes qui pointaient leurs baïonnettes vers eux. Paniqué, je lançais un regard désespéré à Tom. Des larmes lui brouillaient les yeux. Il ne prononça pas un mot, mais je me souviendrais toujours de son regard. Un regard qui n’était que douleur. Une douleur bien plus profonde que celle que m’infligeait mes blessures. La douleur d’un homme qui voit sa vie s’effondrer sous ses yeux.

Un des soldats fit signe aux deux hommes qui menaçaient les parents de Tom de baisser leurs baïonnettes. Des soldats m’empoignèrent fermement par le col. Ils avaient tous une lueur de triomphe dans les yeux. Tom, brusquement pris d’un accès de rage, attrapa une pioche accrochée au mur de la remise et frappa plusieurs fois les soldats qui me soutenaient. Celui de gauche hurla de douleur et celui de droite s’effondra sur le gazon dans un bruit mou. Tout se passa très vite. Les autres soldats pivotèrent, le mirent en joue et firent feu. La première balle toucha Tom au bras. On aurait dit qu’il était insensible à la douleur. Il leva à nouveau sa pioche. La seconde balle le frappa à la cuisse. Il s’effondra à genoux et frappa le soldat le plus proche au pied. Une troisième balle le toucha au bassin. Tom bascula, le visage dans la terre meuble du jardin. La dernière balle le frappa à la nuque. Il eut un dernier soubresaut puis son corps s’immobilisa. Les parents de Tom, les yeux écarquillés de douleur et d’horreur, n’esquissèrent pas un mouvement. J’observais la scène, tétanisé. Dans ma tête, une tempête de fureur se déchaînait. Après cela je ne me souviens plus de grand-chose. Je sais juste qu’ils m’ont emmené ici.

Voilà. La cellule réapparaît. Le souvenir s’estompe. Je regarde la fenêtre. L’aube projette ses couleurs claires autour de moi. J’ai passé la nuit entière dans mon souvenir. J’entends des pas et des éclats de voix. Ça y est. Ils viennent me chercher. La porte grince et s’ouvre. C’est fini.

— J’arrive Tom, j’arrive papa, j’arrive maman. Je viens vous rejoindre...

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